Né au milieu d’un siècle de violence et de cruauté jusqu’alors inégalées, j’ai malgré tout connu des années d’insouciance, les vacances, les baignades, la maisonnette devant la plage avec sa table ronde et les matelas de varech. Où et quand aurais-je pu rencontrer une quelconque souffrance ?
Elle était là pourtant, dissimulée dans les inoubliables récits d’enfance de notre père, un exilé qui avait fui l’Ukraine de Staline et ne nous a épargné aucun détail de son odyssée.
D’abord il y eut l’apprentissage aux beaux-arts d’Aix-en-Provence sur les pas de Cézanne, puis Nantes pour ses résonances surréalistes, Vaché, Breton, et enfin Paris où le bouillonnement des années 1970 m’a permis de rencontrer des hommes et des idées neuves.
Finalement, comme mon activité de peintre s’affirmait, je suis devenu professeur à l’école des beaux-arts de Brest. Cela a été le commencement d’une vie consacrée à la peinture. Cependant, une vie de peintre ne saurait se réduire à une liste, aussi fournie soit-elle, d’expositions, d’articles de presse, de récompenses. Les œuvres seules demeurent et disent qu’un être a existé, qu’il a pensé, regardé, rêvé.
Aujourd’hui encore je peux me souvenir d’une exposition inaugurale intitulée Peintures pour le mauvais temps, qu’un groupe de jeunes peintres (Pagnoux, Thaéron, Fedorenko, Garo, Le Boucher) avait organisée dans un sordide local froid et humide pour y accrocher des toiles qui proposaient d’autres voies que les pseudo-abstractions incultes, les petits ports et leurs bateaux ou les paysages typiques qui étaient autant d’injures lancées à ces joyaux peints par Gauguin, Sérusier, Bernard, Filiger. Comme le clamait Jacques André dans le catalogue que le musée de Morlaix consacra au groupe Finistère en 1980 : Nous en avons assez de la couleur locale. Peindre en Bretagne c’est faire sortir les paysages de leurs clichés, c’est casser les reins au provincialisme et rompre avec la soi-disant sensibilité bretonne. Je garde aussi en mémoire nos retrouvailles hebdomadaires pendant lesquelles le groupe débattait, échangeait, ferraillait autour de questions qui agitaient le monde de l’art dont nous nous sentions proches.
J’ai connu les expéditions parisiennes en camionnette de location pour apporter les tableaux rue des Blancs-Manteaux, où M. et Mme Boissier de la galerie Regards m’accueillaient toujours avec beaucoup d’affection malgré mes ventes modestes.
Je ne peux passer sous silence un séjour à New York, hébergé à PS1 en 1981 ; j’appris en cette occasion à cacher que j’étais un peintre français, si puissante et aveugle était la Machine qu’elle aurait fini par se persuader que Braque, Picasso, Léger, Matisse, Manet et tant d’autres, étaient tout compte fait des peintres américains !
Je me souviens de mon compagnonnage franc et érudit avec Jean-Pierre Pincemin, des tirages de lithos sur la presse de Jean-Louis Cognée à Beaulieu-sur-Layon, lesquels se poursuivaient par de joyeux repas.
Et je n’oublie pas les petits déjeuners ensoleillés sur la minuscule terrasse de l’école d’art de Grenoble, face au massif de la Grande-Chartreuse que je scrutais tout en dessinant inlassablement, des moments précieux dont je saurai me souvenir, qui me rapprochèrent de Hodler et Friedrich.
Il y a enfin cet accrochage à Kerguéhennec, où un étrange sentiment d’abandon me prit, au moment où chaque tableau trouva sa juste place, faisant alors de moi un de ces constructeurs de miroirs — j’entends : tous ceux qui ont pour but le plus urgent d’agencer de ces faits qu’on peut croire être les lieux où l’on se sent tangent au monde et à soi-même* ; et de cette exposition : comme un lieu inconnu de combat et de folie restant à conquérir.
Une page consacrée à cette exposition à Kerguéhennec est à retrouver sur KuB !
Et alors la suite ? J'ai un projet en cours : Fou? Visages de la folie à la Renaissance 6 avril - 3 Nov 2019, Château de Kerjean. Un projet qui me travaille et pour lequel de nombreuses céramiques et une sculpture en fonte seront à prévoir...
* Michel Leiris, Miroir de la tauromachie, Fata Morgana,1981.