Biographie par Marine Blanken et Éric Prémel
Gérard, alias Mutsa, le chat en romani, nait en 1935 sur un terrain de Pantin, d’une mère manouche et d’un père rom.
Parce que sa date de naissance tombe un 22 février, il en déduira plus tard avec jubilation qu’il a été conçu entre le 20 et le 25 mai, par conséquent aux Saintes-Maries-de-la Mer, site sacré du pèlerinage des gitans du monde entier où s’est toujours rendu Gérard.
Arrive la guerre. Ceux de Pantins et d’Aubervilliers, les siens, échappent aux rafles et aux internements des tsiganes organisés par les gendarmes français.
Il ne doit pas grand chose à l’école communale. Le court temps obligatoire ne lui permet pas d’apprendre à lire ni à écrire couramment. Il s’instruit par lui-même, sur le tas, de cette manière qui l’amènera toute sa vie à dévorer compulsivement tout ce qui lui tombe sous la main.
Cette époque, Gérard la traverse sous l’aile protectrice d’un grand-père venu de Russie qui supplée père et mère.
Bénédiction que ce grand-père chaudronnier qui transmet, éduque, forme et lègue dans le corps et l’esprit de l’enfant un héritage composé d’émanations de la forge, d’étincelles, d’odeurs, de vapeurs de la trempe, de la musique du marteau sur le métal, de fêtes familiales autour d’un feu, de galettes de sarrasin et de lapins cuits dans le vin.
Ce chalumeau dans la tête que Gérard sentira en lui plus tard, c’est de là qu’il vient.
Un jour le grand-père amène Mutsa chez un monsieur vieillissant mais alerte, Charles d’Avray, poète, chansonnier et libertaire où se retrouvent des personnages qui le marquent : Louis Lecoin, l’objecteur de conscience engagé et emprisonné : May Piqueray, féministe anarchiste, Georges Brassens et d’autres révoltés lumineux.
D’Avray prenant ce petit manouche captivé en affection lui propose de dessiner quelques portraits : là, au milieu des gouailles et des utopies, un gamin de 15 ans, découvrant l’insoumission, devient portraitiste et le restera jusqu’en 1972.
C’est encore l’aïeul miracle qui l’amène voir son ami boxeur gitan Théo Médina, héros du sport d’après-guerre, champion de France et d’Europe.
Première idole de l’adolescent qui découvre le ring de Pantin. Un autre monde. Il met les gants. Il boxe, est présélectionné olympique, dispute la finale du championnat de France, continuant entre Pantin et Drancy à gagner son pain dans un atelier, comme chaudronnier à son tour.
La vie de pugiliste est faite d’extrêmes, de coups de poing, de cabarets, de nuits montmartroises jusqu’à ce que, rejeté par son manager pour cause d’adultère avec son épouse, il passe professionnel à Oran.
L’atmosphère militaire sur fond de guerre lui fait peur, il revient sur Paris dans la salle de Pierre Dupain qui accueillait Marcel Cerdan quelques années plus tôt. Il y croise des comédiens encanaillés : Alain Cuny, Jean-Paul Belmondo, Michel Creton.
Sa carrière va s’achever amèrement en 1963, à Helsinski, dernier combat pour un titre européen qu’il n’obtiendra pas.
La mort de Théo Médina ferme le ban de cette épopée. Pour veiller sur lui, Gérard achète sa concession au cimetière de Pantin et organise les funérailles de son protecteur et ami, sa légende. Ainsi grandit-il, de petits boulots en petits boulots, pour remplir une gamelle rapidement vidée par ses frasques répétées: laborantin d’un centre de recherche, acteur de complément, poseur d’enseignes, décorateur de stands, garçon puis patron de café, chasseur voiturier, porteur aux Halles, colporteur, récupérateur sur les décharges, garde du corps d’André Malraux et membre du S.A.C de Charles Pasqua en 1968.
Sa rencontre avec Sophie, sa future épouse, le transcende. Elle travaille au théâtre des Champs Elysées. Changement de milieux et de statut : il croise la faune théâtrale et artistique de Paris, s’introduit dans les milieux huppés et les mondanités aristocrates.
Il côtoie Ionesco, Romy Schneider, Sacha Pitoeff, faisant un jour la rencontre d’Alberto Giacometti, un autre celle de Constantin Nepokoisky dit Nepo, peintre, dessinateur et chanteur tsigane, compagnon d’Yvette Chauviré.
C’est Népo, justement, qui souffle à Gérard que Giacometti est d’origine tsigane ! Ce qui l’incite, excité, à se rendre timidement chez le sculpteur pour savoir. Rencontre fascinante pour Mutsa, qui, introduit dans son atelier, se sent transporté ! Là, lors de moments de proximité, fugitifs, l’envie de malaxer la matière se niche en lui : elle murira quelques années encore.
La matière, il l’éprouve ailleurs, lorsqu’il se fait embaucher dans une société de thanatopraxie comme embaumeur. Devant des corps aux tissus gonflés par le formol, il observe toutes les incidences que prend la substance humaine lorsque la vie ne lui appartient plus.
Ce qui déclenche sa sculpture a lieu plus tard à Rungis, le jour où, travaillant sur les décharges, il vide un camion chargé de rebuts plastiques et fait connaissance avec ce qui va être «sa» matière. Son chalumeau cérébral se met en route quand convergent et s’assemblent en lui les images de Giacometti au travail, les chairs embaumées, le feu de la forge d’autrefois, les corps à corps des combats passés et ces plastiques jetés au rebus.
De 1975 à 1980 il développe une façon satisfaisante de façonner formes et mouvements à partir des polyéthylènes et autres polyuréthanes qu’il transporte des décharges à sa maison de Pantin où il vit avec Sophie.
Durant ce temps, son activisme se développe. Dans la revue Etudes Tsiganes, d’abord, dont il est vice-président, où il rédige quelques articles sur des tsiganes injustement oubliés qu’une société n’honore pas suffisamment : Volodia Poliakoff, Yarko Yvanovitch, Yoska Nemeth, Théo Médina. En se démenant comme un diable, ensuite, pour organiser la Première Mondiale d’Art Tsigane à la Conciergerie et faire tourner les œuvres de ses pairs sur la France entière. Tout ce temps là sans cesser de produire et d’exposer à Venise, Montréal, Marseille, Chicago, Lille, des œuvres aux antipodes des canons esthétiques en vigueur.
Sa tsiganie tourne à plein régime, nourrie par son amitié avec Matéo Maximoff, figure tutélaire et premier écrivain tsigane d’envergure internationale qu’il accompagne des années durant, sans ne jamais déroger à la Camargue des Saintes-Maries-de-la-Mer.
Sophie décède en 1997, Matéo, deux ans plus tard, en 1999.
Gérard cesse alors de sculpter et entreprend une biographie vibrante et fraternelle de son ami qu’il met 4 ans à écrire.
Il quitte Pantin et part vivre dans un village du Lot en 2005.
Sa vie, quand il n’expose pas, prend une autre tournure : il entre en écriture comme on monte au front, fourbissant l’arme du langage à l’aide des penseurs du 20e siècle qu’il recycle et emprunte, devenant écrivain à mains nues pour raconter les sept artistes précurseurs tsiganes, la rencontre rocambolesque entre le Prince Népo et Jacques Prévert, pour écrire sa version de Sainte-Sara, la Vierge Noire, patronne des gitans, pour achever un long texte sur Alberto Giacometti, une biographie non-autorisée et pour boucler enfin les corrections d’un manifeste sur l’humanité, l’art et la société des hommes.
Ultima Verba est le titre de ce manifeste, son testament artistique et philosophique, qui résume son itinéraire et annonce son projet dadaïste : la pulvérisation en 2016 de 250 objets communément appelés œuvres d'art.