Né en 1954 à Buenos Aires en Argentine, Ricardo Cavallo est le dernier-né d’une famille modeste de trois garçons. Jeune adulte, il peine avec la réalité du monde et songe à devenir moine ; ses parents, eux, l’imaginent dans la nature tant la vision des animaux de la pampa le met en joie. Qu’à cela ne tienne, il se lance dans des études de vétérinaire. Un jour de cours d’anatomie, deux hommes en blanc emmènent un cheval dont ils tranchent la gorge sous ses yeux (cavallo veut dire cheval en espagnol). Il ne s’en remet pas et quitte l’école. Lorsqu’il comprend que la peinture peut être sinon un métier, du moins une vie, son choix est fait. Mais pour devenir peintre, il doit partir de ce pays qui étouffe sous la dictature et quitter ceux qu’il aime. Certaines ruptures, aussi douloureuses soient-elles, sont nécessaires pour vivre. Son départ pour la France est de celles-là. En exil, il entretient une correspondance passionnée avec sa mère jusqu’à sa mort en 1996. À Paris, il entre aux Beaux-Arts et travaille l’après-midi à l’ambassade d’Argentine pour payer son loyer. Lorsque l’armée l’appelle pour combattre aux Malouines, il déserte et quitte l’ambassade, mais n’oubliera jamais les 700 Argentins tombés dans cette guerre, aux côtés desquels il n’était pas.
À cette période, ce sont les cours de morphologie de Jean-François Debord qui lui font faire des bonds en avant dans l’étude des formes et des structures. Ricardo est de ceux qui pensent que l’âme est la forme du corps. On imagine dès lors les perspectives ouvertes par la compréhension de la structure interne d’un organisme ou l’étude d’une main, dans son rapport avec le bras.
Sur ses premières toiles aux formats panoramiques, on retrouve des figurines animales, principalement des chevaux, encore eux, disposés sur la table de son atelier ; au second plan apparaissent des silhouettes un peu floues ou de rares portraits de femmes dont il est difficile de déterminer s’il s’agit de photographies ou de peintures. A 25 ans, il représente la vue de sa chambre sous les toits et exécute en un mois un tableau constitué de 300 plaquettes qui recomposent le paysage. Chaque plaque correspond à un bout de la vue, peint un certain jour à une certaine une heure. Ainsi La Ville compte 3 soleils. Cavallo explique que l’idée des plaques est née de la vision des petits tableaux que Seurat fabriquait dans une boîte à cigares transformée en chevalet : ces formats réduits n’en étaient pas moins puissants. Mais c’est aussi à une vision cubiste que renvoient ces compositions à la surface fragmentée. On se souvient alors de la passion du peintre pour l’anatomie, en grec anatemnein : dans cette science de la description, ne s’agit-il pas de couper, découper pour avancer dans la compréhension d’un réel qui toujours échappe ? Et le geste que sans arrêt l’artiste répète, est de saisir par morceaux ce qui se présente à ses yeux et d’en recomposer l’ensemble pour en vérifier la forme. En 1984, alors que Ricardo n’a pas 30 ans, le galeriste visionnaire Karl Flinker, découvre ses œuvres et l’expose à la FIAC. Face à ces paysages recomposés en multiples plaquettes, Jean Clair, alors directeur du musée Picasso, écrit : Cette ville, il fallut la reconstruire, brique à brique, moment par moment, heure par heure (...) Et ne plus croire, comme les Anglais, comme Cozens ou Turner, que le ciel est une étendue continue et sans faille, mais au contraire, le réédifier, ce ciel, carreau par carreau, comme les modules électroniques sur l’écran d’un vaste téléviseur urbain, sans se préoccuper que tel morceau fût du crépuscule et que tel autre indiquât l’aurore, que telle pièce figurât un cirrus, et telle autre un fragment de ces cumulus si fréquents au-dessus du bassin parisien. C’est le succès : la demande afflue, le prix des toiles flambe. Aujourd’hui Cavallo pense que tout cela est arrivé trop tôt. En 1991, Flinker meurt prématurément et les ventes diminuent brutalement. Dès 1993, Pierre Brullé lui offre un espace de visibilité dans sa galerie près de l’église Saint Sulpice à Paris. En 2003, celui que Jean Clair surnommait le nouvel Ulysse trouve un nouveau port à Saint-Jean-du-Doigt (Finistère), où il découvre un lieu tellurique, entre l’océan et les falaises, une étendue de pierres entourée de grottes où règne une atmosphère d’éternité. Ici, on flirte avec l’idée de danger, les éléments travaillent.
C’est un lieu de formation des mondes, un lieu du commencement. Il s’installe dans une masure à l’ombre de l’église. Pour recevoir l’immense beauté de la nature, il lui faut un organisme capable de recevoir des sensations extrêmes : il supprime le chauffage dans sa maison, dort à même le sol et vit dans l’ascèse, se nourrissant de riz et de fruits de saison qu’un ange dépose devant sa porte. Les trois premières années, ses mains et ses pieds sont si gonflés par les engelures qu’il doit dormir les bras en croix.
Après quatre ans en solitaire, il ouvre sa maison et convie les habitants à venir peindre chez lui trois soirs par semaine. Des femmes, des hommes et des enfants deviennent des fidèles de ces rendez-vous, chacun son tour faisant office de modèle. Progressivement, les élèves s’équipent et acquièrent une technique plus sûre.
Ricardo bâtit son œuvre de façon programmatique : à St-Jean où il s’est installé pour quelques années, il a prévu de reproduire une large portion du paysage, et depuis deux ans, il s’est déplacé vers la ville et peint le viaduc de Morlaix entouré de maisons pour s’exercer au motif de la fenêtre.
Retrouvez sur KuB : Ricardo Cavallo ou le rêve de l'épervier, réalisé par Isabelle Rèbre