Ecce femina
05/03/2025
Entrer dans l’existence de Belinda est une expérience désarmante, tant son improbable histoire vous prend peu à peu aux tripes. Il était trois fois Belinda, à 9 ans, à 15 ans, à 23 ans, une gamine ballotée par les aléas judiciaires d’une famille en délicatesse avec les autorités. Le temps se découpe en peines de prison à purger – vacances forcées – et en visites au parloir pour garder la pêche. Avec le temps, l’on voit Belinda gagnée par une indolence, cautère posé sur une violence sous-jacente. Elle ralentit le débit de sa voix, comme s’il s’agissait d’avancer plus prudemment dans la vie. Elle rêve d’un mariage fastueux avec une traîne et des bijoux de princesse, des centaines d’invités… alors qu’elle manque à peu près de tout. Plus ça va, plus le destin de Belinda nous importe, plus on a envie de lui tenir la main.
Marie Dumora, la réalisatrice du film, a été près d’elle tout ce temps, portant une attention délicate à son héroïne, saisissant une réalité qui échappe aux radars, celle des quartiers populaires à la périphérie des petites villes. Elle a filmé la manière d’être ensemble de ces êtres pudiques et rudes. Elle a filmé leurs corps qui avancent courageusement dans un parcours semé d’embûches. Belinda a sa manière d’être femme, fiancée maternante en quête d’idéal, fille aimante de son père vieillissant, un cœur d’or indocile, une vie borderline, entre la famille et le trou.
Excentrics, une collection KuB en partenariat avec la Scam
BELINDA
BELINDA
de Marie Dumora (2017 - 108’)
Belinda a 9 ans. Elle aime la neige, la glace pour glisser, plus encore sa sœur avec qui elle vit en foyer. On les sépare.
Belinda a 15 ans. Pas du genre à vouloir travailler dans un magasin de chaussures, en mécanique à la rigueur.
Belinda a 23 ans. Elle aime de toutes ses forces Thierry, ses yeux bleus, son accent des Vosges. Elle veut se marier pour n’en être jamais séparée. Coûte que coûte.
>>> un film produit par Laurent Lavolé pour Gloria Films, primé Étoile de la Scam en 2020 et bourse Brouillon d'un rêve.
Profondément humaine
Profondément humaine
par Marie Dumora
LA RENCONTRE
C’était en 2000. Je venais de tourner Tu n’es pas un ange dans un petit bureau de l’administration de l’Est où des personnes abandonnées à la naissance viennent chercher des informations sur leur histoire. J’y avais rencontré une jeune fille, adoptée très tard, qui me parlait de la nostalgie de son foyer d’enfants et de ses amis qu’elle regrettait. Cela m’a intriguée. Je suis allée dans ce foyer et j’y ai rencontré Belinda, 9 ans, inséparable de sa sœur Sabrina, 10 ans, dont on allait la séparer. Belinda était une enfant solaire, joyeuse, elle avait ce petit côté Paulette Goddard, avec cette grâce des personnages de Chaplin si fortement ancrés dans le présent.
J’ai donc tourné avec les deux sœurs Avec ou sans toi qui constitue le premier volet de la trilogie des enfants, puis Emmenez-moi en 2004, le deuxième volet : un film de garçons où l’on retrouvait Anthony – l’ami de Belinda, rencontré au moment du tournage de Avec ou sans toi, qui ratait son C.A.P de menuiserie avec beaucoup d’élégance d’ailleurs, ainsi que trois autres garçons.
J’ai ensuite tourné en 2007 Je voudrais aimer personne, où je retrouvais cette fois Sabrina, la grande sœur de Belinda. Quinze ans, bottes blanches, Sabrina élevait Nicolas, son enfant, dans un foyer pour jeunes mères et arpentait la ville, tentant de garder son cap alors que tout vacillait autour d’elle. Elle décidait de faire baptiser son fils. Le film était construit autour de cet enjeu du baptême qui permettait d’éclairer beaucoup d’autres choses.
Sabrina était une héroïne, au sens grec du terme, lorsque les héros affrontent leurs destins sous le regard des Dieux.
Pendant le film, Sabrina rencontrait le beau Pesso dans les allées d’une fête foraine. Ils déambulaient, se découvrant, conversant. Il la laissait ensuite pour retourner chez les siens, les Manouches, derrière le mur, de l’autre côté des rails.
Je suis alors allée, moi aussi, de l’autre côté des rails tourner La Place chez les Manouches. Quelques arpents de vignes séparaient du reste du monde ce paradis perdu au bord des rails. C’était une place forte : un fort apache à défendre de l’obstination des non-Manouches à faire cesser ce mode de vie. Ramuntcho, le pasteur, y chantait des cantiques, on y faisait la ferraille, briquait des mobylettes comme on soigne les chevaux dans les films de John Ford.
Il y avait là un musicien de Forbach, une autre place forte. Je l’ai alors suivi là-bas, où j’ai tourné Forbach Forever en 2015.
Trois rues dans les hauteurs de Forbach où l’on est musicien de père en fils que l’on soit ferrailleur ou virtuose, membre d’une des dynasties du jazz manouche (les Schmitt, les Winterstein, les Merstein) et où, même si l’on part se produire à New York, on revient toujours vivre à Forbach dans la communauté qui nourrit cette musique.
Je me suis constitué un territoire filmique dans cet univers-là, de l’Est de la France où, à chaque fois, le personnage d’un film m’amène vers le suivant et où je projette de continuer à filmer. C’est en suivant ce chemin que j’ai retrouvé Belinda encore une fois.
LES RETROUVAILLES ET LA QUESTION DU TEMPS
Dès que j’ai revu Belinda, j’ai eu immédiatement envie de refaire un film avec elle. Elle me faisait penser à la Wanda de Barbara Loden même si je n’avais pas imaginé une seconde en la retrouvant à l’époque que son amour pour Thierry l’amènerait jusqu’en prison. Au contraire. C’était Pénélope, se tenant bien droite, et qui attendait, rêvait, espérait.
Nous partagions toutes deux l’envie d’un film. Cependant, la situation était difficile. Son ami était en prison, elle ne savait plus par quel bout prendre la vie. Je ne voulais pas non plus réduire son histoire à son ancrage sociologique, à un cas.
Les bureaux de Pôle emploi et les parloirs ne m’inspiraient guère, ils me semblaient peu romanesques et me faisaient craindre de plus une distance contre-productive avec les personnages, une stigmatisation. Il n’était en aucun cas question de ne susciter que de la pitié qui l’aurait tenue loin de nous. Je voulais la filmer dans son espace de liberté, son libre arbitre, ce que l’humanité partage avec plus ou moins de bonheur.
Je lui ai proposé de construire le film autour de son histoire d’amour, d’essayer de faire un vrai film, un film libre mais un film d’amour et que, dans ce film, on la retrouve aussi enfant, adolescente. J’ai donc pris le parti au montage d’ellipses radicales pour construire le récit et affirmer le traitement du temps.
Je ne pensais pas que je respecterais la chronologie de l’enfance, de l’adolescence (comme une sorte de Boyhood, le film de Richard Linklater, mais version Yéniche alsacien et pour de vrai). Très vite celle-ci s’est imposée, hormis un flash-back – les retrouvailles avec sa sœur – flash-back auquel elle a adhéré immédiatement. Il me semblait brutal, ou artificiel, de lui infliger au montage mes propres associations d’idées, lui plaquer des souvenirs d’enfance. Cependant, les séquences de l’enfance contribuent à nourrir et éclairer son histoire et, je l’espère, à faciliter l’identification à cette jeune femme, un peu loin de nos sphères. C’est tout l’intérêt du cinéma : révéler des personnes comme le ferait un bain chimique en photographie, dans quelque chose de leur vérité, de leur grâce.
En éclairant cette marge, en y décelant des échos avec nos propres mondes, j’espère parvenir à échafauder des passerelles entre des univers d’apparence si distincts, et mus, au fond, par des préoccupations communes : l’amour, la question du lien, la fidélité, la perte, ce qui par delà tout cela nous pousse à vivre : une rage de vivre en quelques sortes.
J’ai d’ailleurs toujours eu un goût pour les univers d’Helen Levitt, de Nan Goldin, leur dimension poétique ou romanesque, profondément humaine. Au cinéma, ce sont les films de Ford et ce qu’ils portent d’épique et d’humaniste qui m’ont inspirée et, plus tard, alors que l’Amérique filmait encore son sous-prolétariat (qu’en France nous filmons si peu), ceux de Newman, L’influence des rayons gammas sur le comportement des marguerites ou ceux des italiens, comme Pasolini et Rossellini.
Marie Dumora
Marie Dumora
Marie Dumora tourne ses films dans l'Est de la France à quelques arpents de terre les uns des autres et s'est créé ainsi un territoire de cinéma. Le personnage d'un film l'amène vers le suivant comme le ferait un fil d'Ariane, si bien qu'il n'est pas rare de les retrouver quelques années plus tard d'un film à l'autre.
D’abord, la trilogie des enfants et des adolescents, puis celle des Manouches, ferrailleurs ou musiciens virtuoses - parfois les deux - puis Belinda, Loin de vous j’ai grandi et, aujourd’hui, La Ligne bleue.
Ses films ont été sélectionnés ou récompensés dans de nombreux festivals : la Berlinale (ouverture section Panorama dok), Festival de Cannes (programmation Acid), Mostra Festival international de Sao Paolo, la Viennale, Indie Lisboa, Panorama du film européen du Caire, Gangneung (Corée), Doxa film festival Vancouver, Festival international de Pune Inde, Grand Prix compétition internationale Filmer à tout prix Bruxelles, Documenta Madrid, Prix compétition française FID Marseille, Prix du patrimoine immatériel Festival du réel, mention Entrevues Belfort, prix Traces de vie, Festival de la Rochelle, Lussas.
Trois âges d'une vie
Trois âges d'une vie
L’ALSACE >>> À l’occasion de la sortie de Belinda, entretien avec la réalisatrice Marie Dumora : Chaque vie a une dimension romanesque.
LIBÉRATION >>> Belinda, jeunesse ambulante. Dans ce documentaire, Marie Dumora épouse, sans filtre, la trajectoire d’une jeune femme à trois âges de sa vie déracinée.
LIBÉRATION >>> Le nouveau docu de Marie Dumora déploie avec grâce le destin décousu d’une des deux sœurs qu’elle filme depuis leur enfance en Alsace. Un récit livré par téléphone, comme l’écho d’une voix on ne peut plus humaine.
LE MONDE >>> Les ricochets de Marie Dumora. La réalisatrice du très beau portrait documentaire Belinda s’intéresse aux communautés en marge de la société civile.
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