Le dernier compromis
LE DERNIER COMPROMIS
LE DERNIER COMPROMIS
d'Anne Fonteneau (2025 - 82')
En 2023, dans une France secouée par la réforme des retraites et un malaise démocratique croissant, Laurent Berger vit ses derniers mois à la tête du premier syndicat de France. Ce film le suit au quotidien mener ses deux dernières batailles : celle contre une réforme impopulaire et celle, plus intime, de la fin de trente ans de militantisme.
>>> un film produit par Maël MAINGUY, Les Nouveaux Jours Productions, soutenu par KuB
〝 Il y a toujours un avantage au dialogue dans un pays qui se fout sur la gueule.〞
Mécanique d'une lutte sociale
Mécanique d'une lutte sociale
Entretien avec Anne Fonteneau, réalisé par Alice Piton
Comment est née l’idée de faire ce film ?
Je me suis toujours intéressée à la question du travail. Je viens des Mauges, dans l’ouest de la France, où la valeur travail est importante. Ma vie professionnelle débute à Paris, par 10 ans dans les services marketing de différentes structures, je découvre alors un monde de l’entreprise, où cette valeur travail devient aussi facteur d’inégalités, de violences managériales. Lorsque je deviens réalisatrice, je me passionne pour des sujets sur les travailleurs, d’abord d’un point de vue patrimonial : les mineurs dans le Nord, les pêcheurs à la sardine en Vendée, les ouvriers du textile à Roubaix, de la porcelaine à Limoges. En 2022, je réalise un documentaire à Mayotte sur des femmes qui, faute de trouver un emploi, s’engagent dans un apprentissage, prennent confiance en elles, gagnent en indépendance. Si le travail est facteur de domination sociale, il peut l’être aussi d’émancipation, il faut donc le défendre. L’idée d’un film sur le syndicalisme naît pour nourrir ma réflexion. Au même moment, j’adhère à un syndicat professionnel lié à la réalisation audiovisuelle (indépendant de la CFDT) et je commence à militer. Tout en me demandant si ce mode d’engagement n’appartient pas au passé, s’il n’est pas en déconnexion avec la base des revendications, au vu des récents mouvements sociaux tels que les Gilets jaunes. Je me confronte à la difficulté du collectif, de la prise de décision commune, de la mise en action. Je constate aussi que là où l’exercice de l’État a été maintes fois filmé, le syndicalisme, lui, reste largement absent de l’écran. Donc c’est d’abord un documentaire sur l’engagement syndical que j’ai voulu faire.
Votre première intention n’était donc pas de faire un film sur la réforme des retraites ?
Pas tout à fait, mais lorsque arrive la mobilisation contre la réforme des retraites, je comprends que c’est le cas d’école parfait pour saisir in situ ce qu’est que le métier de syndicaliste, comment se fabrique une lutte sociale, avec quels outils... Ce mouvement social inattendu par son ampleur me permet de répondre à mes interrogations en observant la mécanique d’une lutte sociale : de la circulation de la parole à la prise de décision, en passant par la construction des prises de position médiatiques, sans oublier les rapports de force qui s’y jouent et les limites de la recherche d’un compromis. Je peux également observer comment le leader du mouvement, Laurent Berger, vit physiquement et émotionnellement cette bataille. Ce n’est donc pas qu’une chronique sur la réforme des retraites, mais bien un film sur le métier de syndicaliste.
Mais n’est-ce pas l’histoire d’une défaite pour le syndicalisme ce film puisque la réforme sera adoptée ?
Oui ça se finit sur une défaite par rapport à la réforme des retraites, une militante le rappelle à la fin du film. Et justement, quand je suis arrivée en montage, le tournage fini, j’avais envie aussi de réfléchir à ce que révélait cette défaite. Pourquoi cette défaite avec plus de 2,5 millions de gens dans la rue ? Est-ce que la méthode n’était pas la bonne ? J’avais commencé le tournage en me demandant si le syndicat pouvait encore être l’endroit de la lutte et des revendications, j’ai entamé le montage en me demandant si le problème ne se situait pas plutôt dans un conflit de réalité et de légitimité. Comment négocier face à quelqu’un qui prône une politique verticale niant les corps intermédiaires ? Face à deux visions de la réalité de la société, comment trouver un compromis ? Je laisse toutes ces questions ouvertes ; le film est là pour ouvrir le débat.
Pourquoi avoir choisi pour incarner ce film Laurent Berger, alors secrétaire général de la CFDT et pas le secrétaire général de la CGT ou de FO par exemple ?
Pour trois raisons, tout d’abord parce qu’il s’agit du premier syndicat de France, la CFDT compte plus de 640 000 adhérents et adhérentes. Ensuite parce qu’il s’agit d’un syndicat réformiste, celui de la réforme dans le dialogue social. En ces temps de radicalisation, comment défendre le compromis ? Enfin, dernière chose, il était su que Laurent Berger devait partir, et cette période de fin de mandat me laissait penser qu’il serait plus enclin à se laisser filmer.
On le voit jouer avec ses collègues, chanter faux dans la voiture mais aussi s’énerver lors d’un échange avec Élisabeth Borne ou apprendre en direct le 49.3 : vous semblez être partout. Connaissiez-vous Laurent Berger avant le tournage ?
Pas du tout, je l’avais croisé deux fois pour des interviews très formelles. Je crois que le fait que l’on vienne de la même région et que je ne sois pas une journaliste politique lui a permis de me faire confiance. Et puis, dans le syndicalisme, on se tutoie, d’où ce tutoiement qui vient très vite. Il a tout de suite joué le jeu et m’a laissé une liberté totale. Il y avait une règle, lorsqu’il me demandait d’arrêter de filmer, je devais m’arrêter. C’est arrivé très peu de fois. Le véto venait davantage de ses interlocuteurs. Une négociation, pour qu’elle fonctionne, ne peut souvent pas être filmée.
On voit dans le film à plusieurs reprises, dans les médias mais aussi dans une discussion avec Philippe Martinez, Laurent Berger alerter sur le risque de ressenti social et de montée du RN. Diriez-vous que ce documentaire raconte aussi en creux la crise démocratique que traverse la France ?
Je crois oui. Y a-t-il encore la place pour un contre-pouvoir dans un contexte d’hyper personnalisation présidentielle et de cette montée inexorable du Rassemblement National ? Qui est le plus légitime entre la rue et le Parlement ? Quand Élisabeth Borne décide d’enclencher le 49.3, dans son discours, elle clame C’est la démocratie parlementaire qui aura le dernier mot !
Aviez-vous l’intention de raviver à travers ce film, le sens et la force de l’engagement syndical ?
Oui, l’engagement tout court, celui de la société civile en général. Je crois que tout engagement, associatif, culturel, est aussi un moyen de changer la politique. La vertu de la politique serait qu’elle coconstruise avec cette société civile. Il y a aussi quelque chose de joyeux dans ce film. À la première mobilisation, j’ai été émue aux larmes en voyant cette foule si heureuse, se retrouver, se rassembler, se réunir, lever la tête, avec dignité – ensemble.
Le tournage s’est déroulé au plus près de l’action, dans une forme d’immersion. Nous le ressentons par exemple au moment de l’appel avec Élisabeth Borne, où la caméra n’a presque pas le temps de se poser. Comment avez-vous vécu cette tension sur le terrain ?
Au début je filme ce qui se passe au quotidien, sans jamais intervenir, mais je choisis aussi l’interview. Je pose beaucoup de questions, face caméra. Et au moment du montage, je n’en ai gardé qu’une seule : les situations exposant bien mieux les thèmes que je voulais aborder. Son dévouement pour les travailleurs, pour le terrain, est mieux raconté quand il le vit, le réel est plus fort que le discursif.
〝 Laurent, tu nous dis qu’on est forts, mais on a perdu, qu’est-ce qu’on fait ? On est dans une société qui va très mal, jusqu’où ça va aller ?〞
Croire en l'utopie mobilisatrice et retricoter du commun
Croire en l'utopie mobilisatrice et retricoter du commun
Entretien avec Laurent Berger, réalisé par Alice Piton
Pourquoi avez-vous accepté de participer à ce film ?
Je ne vais pas le cacher, j’ai un peu hésité. Je n’avais pas très envie d’avoir quelqu’un qui me suit en permanence avec une caméra à l’épaule. Mais j’ai accepté parce que je trouve que c’est bien de montrer la responsabilité de l’intérieur. On caricature souvent les responsables, quels qu’ils soient. Ce qui est intéressant ce qu'est le boulot de fond d’un responsable syndical. On découvre comment se construisent des positions, les délibérations collectives, et l’importance du contact avec les militants. Le film retrace tout cela dans l’intensité particulière de la réforme des retraites. Et puis le film montre aussi quelqu’un de normal. D’ailleurs, je dis beaucoup de gros mots, et je vais sans doute me faire engueuler par ma mère. (rires)
À mesure que le film avance, on découvre votre engagement. Vous ne lâchez rien, jusqu’à l’épuisement. Qu’est-ce qui vous anime ?
On ne lâche pas quand on est militant. Si je devais remonter sur le cheval maintenant, bien sûr que je remonte et que je recommence. Il y avait aussi de l’indignation sur le sujet des retraites, elle était forte. Je rappelle que pendant l’épidémie de COVID ce sont les travailleurs et travailleuses essentiels qui ont été présents, et là, ce sont ces mêmes qui sont frappés les premiers. C’est cette indignation qui me mène. J’ai toujours préféré regarder l’impact que pouvait avoir telle ou telle mesure sur les salariés les plus modestes. Après, il y a une part d’utopie, une croyance dans la dimension collective de l’action, en contradiction avec les partis politiques où les parcours individuels sont mis en avant. Moi, j’aime bien parler d’utopie mobilisatrice, cette capacité à croire que l’on peut construire une société plus juste, et du progrès social.
Ce film porte les questions du dialogue et du compromis et parfois de leurs limites. À Élisabeth Borne, alors Première ministre, vous dites : Quand il y a deux camps opposés, où l’intensité de l’opposition est toujours plus forte, c’est mieux de se parler que de continuer à se foutre sur la gueule. Vous lui diriez la même chose aujourd’hui ?
Je pense qu’il n’y a pas d’autre voie. Dans une démocratie menacée, il faut reconnaître que des intérêts divergents traversent la société. Et l’on ne peut pas faire l’économie du dialogue. Il faut, au minimum, entendre les points de vue des uns et des autres, les confronter, chercher des solutions. Or, sur la réforme des retraites, ça n’a pas existé. Ce qui me met vraiment en colère, c’est que cette absence de dialogue pose une question : quelle place laisse-t-on à la démocratie sociale ? Cette scène-là, je m’en souviens très bien. Elle me dit : Le dossier des retraites va passer, et après, on reprendra le dialogue. Eh bien non. On ne peut pas discuter seulement quand c’est facile. La maturité démocratique, c’est justement de discuter quand c’est difficile. Je crois que la négociation ne règle pas tout, mais je sais aussi que les principales avancées des travailleurs, ces trente dernières années, ça a été souvent parce qu’on a acté des compromis. La violence n’est jamais une option. Ça aussi, je le dis dans le film : le recours à la violence, c’est non. Ce qui compte, c’est d’être aligné avec ses convictions. Mon amertume, c’est de voir le mépris affiché envers celles et ceux qui se sont mobilisés, c’est aussi ce qui prépare le terrain pour le Rassemblement national. Cette responsabilité appartient à ceux qui gouvernent. Depuis un an, que voit-on sur la scène politique française ? Une incapacité totale au compromis. Rien ne bouge. Cette immobilité-là, c’est une forme de déliquescence institutionnelle et démocratique. Et à mes yeux, c’est dangereux.
À la fin du film, vous êtes interpellé par une militante sur cette montée du Rassemblement national : Laurent, tu nous dis qu’on est forts mais on a perdu, qu’est-ce qu’on fait ? [...] Est-ce qu’on attend Le Pen ou est-ce qu’on bouge, mais comment bouger ? On vous pose la même question, que fait-on maintenant ?
On n’a pas le choix, il faut s’engager dans le syndicalisme, le monde associatif, le monde politique, il faut porter des valeurs. Quant à moi, je ne suis pas un super-héros, personne ne l’est. Je pense qu’il faut repartir de la réalité vécue par les citoyens, par le monde du travail, et retricoter du commun, se préoccuper des plus fragiles, et conseiller les politiques. Sans nier que c’est difficile d’y voir clair. Il y a sans doute un projet de société à reconstruire, et des mesures concrètes à prendre. Mais c’est d’abord comment on refait société, comment on s’apaise un peu, aussi.
On vous voit très ému dans le film, lors de l’annonce de votre départ à vos collègues. Qu’est-ce qu’elle dit de vous cette émotion ?
C’est la fin d’une vie consacrée au syndicalisme. Une page importante se tourne. Ce n’est pas si courant de travailler dans un lieu où l’on partage, profondément, un socle de valeurs avec ses collègues. Cela crée des liens forts. Alors oui, l’émotion est là, parce que je sais que c’est fini, qu’il faut passer à autre chose. Il y a aussi une forme de peur, bien sûr. Un mandat syndical, c’est une charge intense, un engagement total, une forme de don de soi. Et puis soudain, tout s’arrête, on se retrouve face à soi-même. C’est une autre forme de présence à soi, plus calme, plus intérieure. Après mon départ, je suis parti marcher, seul, avec un sac à dos, pendant une semaine sur les sentiers côtiers de Bretagne. J’aime lire, j’avais emporté trop de livres.
Le film montre aussi des moments endiablés au babyfoot, vous continuez à jouer ? Est-ce que vous aimez toujours autant gagner ?
Vous connaissez des gens qui jouent pour perdre vous ? Je m’en fous de perdre, mais je préfère gagner (rires). Après ce n’est pas de ma faute si Dominique n’était pas bon !
Un film soutenu par KuB
Un film soutenu par KuB
Dès le début, ce film à fait écho à la volonté de KuB de donner de la visibilité à des films politiques - ces œuvres nécessaires, trop souvent absentes des écrans de télévision. Nous avons choisi de nous engager comme diffuseur, convaincus qu’il était essentiel de partager cette immersion au cœur de la lutte syndicale, à une époque où les tensions entre le monde du travail et le pouvoir économique n’ont jamais été aussi vives.
À ce travail de valorisation s’est ajouté un accompagnement de l’équipe du Dernier compromis tout au long des derniers mois de montage. Rendez-vous début 2026 pour découvrir gratuitement ce film d’utilité publique sur KuB, notre plateforme culturelle associative, libre et ouverte à tous.
Anne Fonteneau
Anne Fonteneau
Anne Fonteneau est réalisatrice et journaliste. Après un début de carrière dans à I.télé et LCP, son travail prend une forme documentaire où elle explore les liens profonds entre l’homme et son territoire. À travers cette approche, elle esquisse une réflexion personnelle sur la condition sociale, les luttes féministes, et s’interroge, en filigrane, sur le travail.
Parmi ses dernières réalisations : Carambolage dans une France Ordinaire (France 3 Pays de la Loire), Les Pionnières de Mayotte (France TV pôle Outremer).
Histoire et avenir du syndicalisme
Histoire et avenir du syndicalisme
FRANCE TV 🎬 (2025-11') >>> Laurent Berger: une médiatisation pesante ? Au coeur d'un mouvement social exceptionnel, la personnalisation du combat syndical sur Laurent Berger, alors en fin de mandat, nourrit le documentaire d'Anne Fonteneau.
FRANCE CULTURE 🎧 (2025-39') >>> Podcast: l'invité(e) des Matins. Laurent Berger revient sur les mois de lutte contre la réforme des retraites et les leçons d'une crise sociale et démocratique.
FRANCE TV 🎬 (2020-4’) >>> C dans l’air. Reportage du 24 janvier 2020. Retour sur l'histoire de la CFDT et sur ses rapports avec les gouvernements successifs.
FONDATION JEAN JAURÈS 📝 (2025) >>> Réformer le syndicalisme pour affronter le nouveau monde du travail : exemples et leçons de l’étranger.
FRANCE CULTURE 🎧 (2023-4 ép.) >>> Le cours de l’histoire : Aux origines du syndicalisme. Guildes et compagnonnage, pour défendre son métier au Moyen Âge, et faire corps dans la ville des Lumières : d’une grève sur le Nil – bâtisseurs de pyramides, unissez-vous ! – à la Première Internationale ouvrière, comment s’organise le monde du travail, avant l’invention des syndicats ?
LE CERCLE DES ECONOMISTES 📝 (2024) >>> Avoir des syndicats forts est fondamental. Le dialogue social français est souvent comparé à son voisin allemand, perçu comme plus efficace, plus représentatif. Pourtant, les syndicats en France gardent une certaine influence et ont encore toute légitimité à défendre les intérêts des travailleurs. Nous avons demandé à Sophie Binet quelle était sa vision de l’avenir du travail et du dialogue social en France.
FRANCE CULTURE 🎧 (2019-58’) >>> Entendez-vous l’éco ? : Marche ou grève, histoire d’une conquête. Illégal puis toléré à partir de 1864, ce droit des travailleurs n'est reconnu et garanti qu'à partir de 1946. Cesser le travail pour revendiquer son amélioration : une pratique qui va s'institutionnaliser et se banaliser progressivement, modifiant le visage de la grève et des grévistes.


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