Dur labeur

Hommes au travail - Goémons

Tourné au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Goémons est un bijou documentaire, un film ethnographique tourné par une femme, Yannick Bellon, alors âgée de 24 ans. Si la musique emphatique et le commentaire surplombant sont un peu datés, la mise en scène et les images en noir et blanc sont d’une beauté intemporelle.
Et puis, il y a ce qui est montré là : la condition humaine, le travail des hommes avant l’arrivée des machines et des techniques modernes d’exploitation. La cinéaste et son opérateur filment en détail la manière dont les corps s'y prennent pour fournir le bon effort au bon moment, et comment diverses astuces permettent de mener à bien des travaux herculéens. L’on sent dans le commentaire la pitié qu’inspirent ces forçats à la jeune femme, elle qui se projette peut-être dans le nouveau monde, où l'homme serait libéré de l’esclavage par le pétrole.

Yannick Bellon sera considérée plus tard comme une pionnière du cinéma féministe.

FILM

GOÉMONS

de Yannick Bellon (1946 - 24’)

Dans une ferme austère située sur l'île de Béniguet, au large de la pointe du Finistère, vit un couple avec une petite fille et huit ouvriers agricoles engagés à l'année pour récolter le goémon noir, riche en iode. Yannick Bellon, alors jeune réalisatrice de 24 ans, fait trois voyages entre 1945 et 1947 pour filmer l'âpreté de leur travail.

>>> production d'origine Les Films Étienne Lallier

INTENTION

L’âpreté du travail

Brulage - Goémons

par Éric Le Roy

Goémons est un film charnière dans la vie et la carrière de la cinéaste Yannick Bellon, un court métrage qui la révèle au grand public et à la critique à l’orée des années 1950. Ce premier film de la réalisatrice également monteuse, scénariste et productrice, disparue en 2019, a connu une succession de rebondissements. Tout commence à l’hiver 1945. Fille de la photographe Denise Bellon, Marie-Annick est surnommée Yannick depuis l’enfance, et s'apprête à fêter ses 21 ans. La jeune femme étudie à l’IDHEC (future Fémis) et compte parmi ses camarades de classe un certain Alain Resnais. L’école lui reproche son manque d’assiduité, elle est renvoyée, mais sa détermination reste intacte. Celle qui cultive une passion pour les mystères et les tragédies insulaires – L’Homme d’Aran de Robert Flaherty est l’un de ses films fétiches – décide d’accomplir un désir qui la suit depuis longtemps : tourner sur une île.


Son choix se porte sur Ouessant où elle a déjà passé un été. Elle engage comme chef-opérateur André Bureau, un camarade de classe, récupère des bobines vierges auprès d’amis et embarque avec lui pour Brest. Au port du Conquet, ils ratent le bateau et sont contraints d’attendre au bar des Sports. C’est là que Yannick Bellon entend parler d’un îlot sauvage au large de la pointe finistérienne : Béniguet, île bénie en breton. Des ouvriers s’y tuent à la tâche pour récolter le goémon, riche en iode, utilisable comme engrais et combustible. Un travail lent et séculaire au rythme des tempêtes et des naufrages. En 1946, Bellon et Bureau débarquent sur cette bande de terre plate et grise de deux kilomètres de long qui ne compte qu’une seule maison, une ferme habitée par le patron, sa famille, et les goémoniers. Parmi eux, Dédé, de son vrai nom André Béliard, le charretier du groupe, avec qui Yannick Bellon va nouer des liens d'amitié. Il devient son guide, l’introduit auprès de ses camarades, lui apprend les us et les coutumes du territoire. Sur place, la cinéaste découvre les vies et les gueules cabossées de ces petites mains du goémon. Rien n’a changé depuis près de vingt ans, quand Jean Epstein tournait Finis Terrae (1929) sur l'île de Bannec.
Mais, au retour à Paris, André Bureau abandonne le projet, trop occupé ailleurs. Yannick Bellon demande de l’aide à son ami André Dumaître. C’est ensemble qu’ils tourneront Goémons, au gré de cinq allers-retours sur l’île entre 1946 et 1948. Un tournage périlleux. Il faut récupérer de la pellicule vierge ici et là, imaginer des combines pour filmer sans lumière le soir, voire tout recommencer quand la pellicule est périmée. Le tournage est chronophage, mais la jeune cinéaste saisit l’âpreté du travail des pêcheurs de goémon en filmant au plus près chacun de leurs gestes. Dans son film, elle dépeint le contraste entre la beauté des paysages et l'atmosphère oppressante de l’île. Le soir, tandis que les patrons s’endorment dans des draps blancs, elle monte au grenier et se couche, comme ceux qu’elles filment, sur un lit de gravats et de paille. À la fin du tournage, Yannick Bellon rentre à Paris avec ses bobines et une matière foisonnante. C’est par l’intermédiaire de Georges Rouquier qu’elle rencontre Étienne Lallier, qui décide de produire son documentaire. Le film subjugue par ailleurs Henri Langlois lors d’une projection donnée en privé à la Cinémathèque française.
Goémons obtient un visa d’exploitation mais est interdit de diffusion à l’étranger car il dévoile les conditions de travail de la classe ouvrière française. Étienne Lallier réussit toutefois à contourner la censure et envoie le film à la Biennale de Venise. Reconnu pour son réalisme social, il obtient le Grand Prix du documentaire, ce qui lève l’ensemble des restrictions à l’exportation. Yannick Bellon a 24 ans. On la décrit alors comme la digne héritière de John Grierson, le père de l’école documentaire britannique. Œuvre ethnographique, critique acerbe de l’exploitation des hommes et des rapports de domination, Goémons possède une valeur mémorielle en témoignant d’une époque révolue de la vie sur les îles. En 1953, Béniguet est en effet vidée de ses habitants pour être transformée en réserve naturelle. Au début de la décennie 1980, Yannick Bellon récupère les droits de son film auprès d’Étienne Lallier qui les lui vend à un prix d’ami. Elle apprend à ce moment-là que le négatif monté du film aurait brûlé des années plus tôt dans l’incendie du laboratoire GTC où ils étaient stockés. Par chance, les rushes avaient été déposés au CNC, ce qui a permis à Goémons de bénéficier d’une première restauration chimique en 1999, à l’occasion des 70 ans de la sortie du film.
En 2016, le film fait l’objet d’une restauration numérique, en association avec le laboratoire Hiventy. Le son est retravaillé et remis aux normes afin de rendre le commentaire plus audible. Quelques aspérités sont gommées à l’image, mais toujours avec parcimonie pour rester le plus proche possible du document original. Cette épopée filmique, Dédé, le charretier, n’aura jamais pu la découvrir à l’écran. Il est mort accidentellement, au moment de la sortie du film, en tentant de sauver deux visiteurs de la noyade. Goémons est devenu depuis l’un des chefs-d’œuvre du cinéma documentaire français d’après-guerre et Yannick Bellon, une artiste majeure, entrée au panthéon d’un cinéma qui a fait du réalisme social sa marque de fabrique.

BIOGRAPHIE

Yannick Bellon

Jeune Yannick Bellon

Yannick Bellon est une réalisatrice, monteuse et productrice française née à Biarritz en 1924. Elle est la fille de la photographe Denise Bellon et du magistrat Jacques Bellon. Elle grandit dans un milieu artistique marqué à gauche et s’intéresse très tôt au cinéma.

Entre 1946 et 1948, elle tourne par intermittence le travail des goémoniers de l’île de Béniguet, dans l’archipel de Molène. Le film, Goémons, obtient le Grand Prix du documentaire à la Biennale de Venise et une renommée internationale.

Quatre ans plus tard, elle tourne Colette, le seul film avec l’écrivaine, puis dans les années 1950 et 1960 elle réalise et monte de nombreux courts et longs métrages, de documentaire et de fiction, principalement pour la télévision. En 1972, elle sort son premier film de fiction, Quelque part quelqu’un, suivi de Jamais pour toujours, en 1976.


Yannick Bellon est, depuis le début des années 1970, considérée comme une réalisatrice féministe. Dans chacun de ses films, la réalisatrice s’attache à traiter des sujets sociétaux peu ou pas abordés au cinéma : l’émancipation féminine dans La Femme de Jean, le viol dans l’Amour violé, le cancer du sein dans L’Amour nu ou encore la bisexualité dans La Triche.
En 2001, elle réalise Le Souvenir d’un avenir avec Chris Marker, un documentaire hommage à l’œuvre de sa mère, Denise Bellon. D’où vient cet air lointain ? est son dernier film, autobiographique, dans lequel elle revient sur son enfance, sa famille, ses amis, ses engagements. Elle décède à Paris le 2 juin 2019.

REVUE DU WEB

Cinéaste engagée

FRANCE INTER >>> En 2020, Yannick Bellon est mise à l’honneur par la Cinémathèque française lors de sa journée du Matrimoine. L’occasion de redécouvrir sept films de cette cinéaste importante des années 1970-80.

LE CLOS JOUVES >>> Avec Yannick Bellon, toute une tribu d’images, nous avons eu le projet de faire revivre le destin d’une des premières réalisatrices françaises, à l’époque où les femmes restaient rares dans ce métier-là et dans bien d’autres fonctions qui exigeaient un esprit audacieux et responsable.

CNC >>> Retour sur la carrière de la réalisatrice Yannick Bellon, cinéaste de la révolte.

TÉLÉRAMA >>> Yannick Bellon était une cinéaste engagée, qui avait été réduite au silence parce qu’elle gênait. Elle est morte, à l’âge de 95 ans.

COMMENTAIRES

  • 7 mai 2024 12:42 - Claude

    Merci pour ce beau documentaire qui semble mêler l'écriture descriptive de "L'Homme d'Aran" (Flaherty, 1934) et l'engagement politique de "Misère au Borinage" (Ivens et Storck, 1933).

  • 5 janvier 2024 10:04 - A. Lucas

    Quand on voit ces images tournées il y a bientôt 80 ans , on a un haut-le-coeur . Que de ''progrès'' en quelques décennies. Et puis, aïe aïe, ce ramassage des galets sur les grèves ! aujourd'hui, ce serait un procès à la clef :)
    Super et émouvant documentaire

  • 22 décembre 2023 14:52 - Gouiller

    La dure réalité du travail d antan
    Super film

  • 7 décembre 2023 20:16 - Marie

    Votre film est un trésor précieux ..merci

  • 19 septembre 2023 02:51 - Salaun

    Que c’est beau ce film en N&B que c’est rude la vie au pays du Gwen-ha-du

  • 18 septembre 2023 20:35 - Deshayes Hervé

    Très émouvant car j'ai ramassé du Coemon quand j'étais gamin avec mes frères pour avoir de l'argent.
    Aussi les algues marines étaient plus petites pour la pharmacopée et la vente étant en sac
    de 20 kilos soit mouillé ou sec et bien plus cher
    Formidable le passé de la Bretagne était à
    mes pieds !

CRÉDITS

réalisation Yannick Bellon

image André Dumaître

production Les Films Étienne Lallier

détenteur des droits Les Films de l’Équinoxe

Artistes cités sur cette page

Jeune Yannick Bellon

Yannick Bellon

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