La peau trouée
Nous autres, requins
Qui de l'homme ou du requin est le plus prédateur ? La peau trouée de Julien Samani (Prix Jean Vigo 2005) ne nous parle pas seulement de la façon mécanique dont l’homme perfore l’épiderme des bêtes jusqu’à baigner dans leur sang, il joue également avec la frontière poreuse entre réel et mythologie.
La chronique de Sébastien Viguier
Premier film de Julien Samani, La peau trouée n’est pas le simple récit de scènes de pêche. Aucun commentaire n’accompagne le déroulement inexorable de la vie quotidienne de ces marins-pêcheurs de l’Ile d’Yeu à bord du Mirador ; aucune subtilité technique ne vient donner au film une quelconque consistance artificielle. Les images se succèdent, se suffisant à elles-mêmes, pour laisser place à la seule épaisseur d’une existence muette qui semble refuser tout échange de paroles et n’accepter que la répétition des gestes les plus quotidiens.
Un silence permanent enveloppe le trajet jusqu’aux côtes irlandaises, les scènes les plus anodines de la vie ordinaire, ou les préparatifs de la pêche. Ce silence qui n’annonce rien est à peine brisé par quelques éclats de voix signalant le commencement de la pêche aux requins-taupes. Débute alors sur le pont l’implacable procession réglée des pêcheurs où l’homme se confond avec l’animal. Les coups de crochet portés qui percent la peau des requins éclaboussent naturellement les visages et les corps. Le sang coule et semble lier à jamais le pêcheur et sa prise.
LA PEAU TROUÉE
LA PEAU TROUÉE
un film de Julien Samani (2004)
La caméra de Julien Samani se glisse à bord d’un bateau, parmi cinq pêcheurs de requins-taupes. Au large de la mer d’Irlande, il saisit les visages, gestes, et couleurs. Il nous fait partager de manière brute la réalité d’un métier où l’intérieur exigu et calme des cabines tranche avec l’immensité sauvage de la haute mer.
Julien Samani : Le titre, La peau trouée, me vient d’un poème d’Henri Michaux : Je suis né troué, qui fait partie de son recueil intitulé Ecuador. Il y décrit très bien ce que j’ai ressenti chez les marins : cette tristesse, cette blessure qui racle au fond, qui fait mal et qui en même temps motive.
Lui, il appelle ça un trou. Dans l’Odyssée, je suis retombé sur un passage magnifique où Ulysse, seul avec son radeau, est une fois de plus victime de la colère de Poséidon. Chez Henri Michaux comme chez Homère, il y a cette notion d’un rapport aux éléments, de quête dont on ne connaît pas trop le fondement, intérieure mais projetée vers l’extérieur. C’est de là que vient La peau trouée, un titre qui donne une idée de ce rapport entre intérieur et extérieur, de ce que peut être une relation dont la peau, cette fine membrane, est la frontière.
PALMARÈS
Prix Jean Vigo 2005
Prix « Regard neuf » au Festival international du film documentaire de Nyon, Visions du réel
Grand prix du documentaire au Festival international du film de Belfort, Entrevues
Grand prix du jury aux Rencontres du moyen métrage de Brive
Sélectionné également à Bratislava (Slovaquie), Gijon (Espagne), Vila do Conde (Portugal), Les lutins du court métrage (Paris), Rotterdam (Pays-Bas), Namur (Belgique)
>>> un film produit par Caroline Bonmarchand et Judith Nora, Avenue B Productions
Il y avait dans L‘Odyssée quelque chose que j’avais envie de vivre…
Il y avait dans L‘Odyssée quelque chose que j’avais envie de vivre…
Julien Samani : L’idée du film découle de rencontres que j’ai faites lors d’un séjour à l’île d’Yeu. J’ai passé trois soirées de suite dans un café du port, et, à chaque fois, j’y ai rencontré un marin avec qui j’ai parlé et bu toute la nuit. Il y avait une similitude frappante entre ces trois hommes, qui étaient des gens assez âpres et en même temps très touchants, portant en eux quelque chose de tendre, de fragile. Chacun trimbalait une sorte de blessure, comme une meurtrissure, tapie sous son apparence de gros dur. Ils parlaient de ce qui se passe en mer comme d’une chose merveilleuse, fantastique, que personne ne pourrait jamais comprendre. De retour à Paris, je me suis dit que j’avais envie de faire quelque chose de ces rencontres.
Ni l’écriture ni la photo ne me semblaient appropriées. Je voulais restituer le temps du mutisme, ce temps où les choses se font dans le toucher, les gestes, le corps. Je me suis décidé à acheter une caméra, j’ai revu celui des trois marins avec qui je m’étais le mieux entendu et lui ai dit que je voulais faire un film à bord. Il m’a montré le Mirador, un bateau très impressionnant, très beau. Le marin m’a présenté le patron, Patrick, qui a tout de suite refusé que je tourne sur son bateau. Les pêcheurs, en particulier à l’île d’Yeu, ont été victimes de manipulations par des médias qui leur reprochaient de prendre trop de poissons. D’après ce que j’ai pu comprendre, ces attaques avaient pour but de retirer à la France le monopole de l’industrie de la pêche au profit de l’Espagne. J’ai essayé de lui expliquer que je n’étais pas un journaliste de télévision, que mon propos n’était pas du tout de parler de pêche, mais de faire un film sur eux, en mer. Un jour, dans la cabine de Patrick, j’ai vu un grand panneau couvert de vieilles photos du bateau, des marins à bord et de leur famille à terre. Je lui ai dit que c’était cela que j’avais envie de filmer. Il en a alors parlé à son équipage, et m’a finalement donné son accord. Après les nombreuses discussions que j’avais eues avec les marins, j’ai recentré mon sujet. À l’époque, j’étais imprégné de l’Odyssée d’Homère. Il y avait dedans quelque chose que j’avais envie de vivre : une aventure, être loin de chez soi, ailleurs, dans un autre monde et dans un temps initiatique. Je ne connaissais rien du milieu marin.
Le silence
Le désir du film vient d’un flux de paroles, pourtant la parole, à l’arrivée, en est absente…
Ça vient d’un flux de paroles, mais plus encore d’un besoin d’exister en dehors de cette parole. C’est la vie de ces marins : ils ne peuvent pas ne pas partir. Je sentais cela dans leur récit, et même au-delà de leurs mots. À bord, il y a peu d’échanges verbaux, il y a des moments intenses, mais la parole est triviale, presque déconnante. Il y a une relation entre eux qui n’est pas de l’ordre de l’échange. Il y a comme un temps étrange à bord, un temps hors du temps, hors de la relation sociale, de la relation de travail telle qu’elle est définie dans le monde du travail. Je les ai, par exemple, vus, chacun, face à la mer, à ne rien faire un nombre incalculable de fois. Ils ne faisaient rien : ils se tenaient juste là, en silence.
Pour moi, le documentaire n’existe pas
Pour moi, le documentaire n’existe pas
Je souhaitais que La peau trouée se positionne à un autre niveau que celui de la narration documentaire classique, qui souvent implique des enjeux pédagogiques et sociaux. Je l’ai conçu comme un objet cinématographique avec un souci des couleurs, de l’image, du son, de l’interaction des deux, d’une progression. Les marins du film, par exemple, ne s’y reconnaissent pas du tout. Ils s’ennuient et ils trouvent cela loin de la réalité. Ils m’ont dit clairement et de façon assez dure que ça ne reflétait pas du tout ce qui se passe à bord. En même temps, les protagonistes ne sont pas des acteurs, il y a peu de mise en scène, de découpage. Le vocabulaire n’est pas celui de la fiction. Pour moi, le documentaire n’existe pas. Après, la question peut se poser en termes financiers, administratifs ou juridiques mais c’est autre chose. Je rêve d’un cinéma qui ne soit pas handicapé par ce type de questions.
JULIEN SAMANI
JULIEN SAMANI
Après avoir été pendant trois ans assistant d’un photographe de nature morte, Julien Samani intègre l’École Nationale Supérieur des Arts Décoratifs (ENSAD) de Paris en 1995. Il y suit un enseignement sur l’image et le graphisme. En 1998, il obtient une bourse d’État pour étudier un an à la Cooper Union School of Design, école d’art à New York. Là, il découvre la pratique du cinéma et réalise deux courts métrages. De retour à Paris, il passe le diplôme de l’ENSAD avec une installation vidéo autour du texte des Dix Commandements qui lui vaut de sortir major de sa promotion. Il est aujourd’hui indépendant et travaille comme graphiste et illustrateur. La Peau Trouée est son premier film.
L'EFFORT SILENCIEUX
L'EFFORT SILENCIEUX
Amélie Dubois, Les Inrocks >>> Chaque plan révèle une composition aussi simple qu’élégante, avec cet art de faire adhérer l’action en cours à une forme, une matière visuelle sans pour autant que celle-ci prenne le pas sur ce qui nous est montré. Rythmée par les gestes des pêcheurs, la mise en scène de Samani, dénuée de commentaire, capte l’effort silencieux, la transpiration du réel (là est l’autre sens de La peau trouée) qui gagne progressivement l’image, ne retenant que le caractère concret, physique des actions en cours.
Jacques Morice, Télérama >>> Julien Samani, pour ce coup d’essai, tire habilement le récit vers la fable, sans artifice, en s’en tenant à son fil, à son scénario.
Jacques Mandelbaum, Le Monde >>> La Peau trouée ne renvoie pas seulement à ce moment moderne du cinéma où la fiction se revitalise par le recours à la captation documentaire (et notamment par des scènes de pêche, chez Roberto Rossellini ou Paulo Rocha), mais évoque plus largement la mythologie antique du voyage en mer et l’épreuve inaugurale qu’elle met en scène dans la constitution de l’art romanesque en Occident. Depuis l’extrême trivialité de son propos, ce film ouvre donc aussi, à sa façon, sur l’horizon infini de l’imaginaire.
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