L'abattage
C’est l’heure de la traite ; des vaches se prêtent au jeu, un paysan les cajole...
Partager ce temps avec Alain Crézé, qui nous explique le pourquoi du comment, c’est l’attention que nous devons à ces hommes qui assurent la production alimentaire, avec l’exigence du travail bien fait. Mais la conversation va changer de registre, car ces animaux choyés sont condamnés à l’abattage par une décision administrative. En un instant, l’ambiance bascule d’une ruralité idyllique à une profonde affliction. Le troupeau, fruit de vingt années de travail de sélection, est exfiltré dans un semi-remorque. L’étable est vide, silence.
Le lait sur le feu se déroule lors de la crise de la vache folle, due aux farines animales distribuées par l’industrie agroalimentaire. La maladie serait transmissible à l’homme… Par précaution des milliers de troupeaux sont abattus. Une directive insupportable et une preuve supplémentaire de l’emprise implacable de la bureaucratie et de l’industrie sur les agriculteurs.
Alain en a gros sur la patate, mais il reste debout, en quête d’un projet d’avenir. Son cheminement est suivi de près par Raphaël Girardot et Vincent Gaullier qui saisissent avec précision les contradictions dans lesquelles sont pris les paysans qui refusent de servir un système focalisé sur le profit. Question sanitaire, mais aussi politique, toujours éminemment d’actualité.
LE LAIT SUR LE FEU
LE LAIT SUR LE FEU
de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier (2007 - 91’)
Avant on nourrissait les gens, aujourd’hui on enrichit l’agroalimentaire. En 2002, pour un unique cas de vache folle, Alain Crézé voit ses quatre-vingt bêtes partir à l’abattage. C'en est trop, à 45 ans, il décide de quitter le métier. Se reconvertir ? Mais pour faire quoi ? Se posent alors les questions du travail, du savoir-faire, de l’envie d’exercer un métier plutôt que d’occuper un emploi, de la formation, de l’acceptation des règles du système.
>>> un film produit par ISKRA
Festivals:
Sélectionné au Festival de Douarnenez, au Festival du film Scientifique de Oullins, au Festival du film francophone de Namur, au Festival du nouveau cinéma de Montréal, à Doc’ouest, aux Escales documentaires de la Rochelle...
L'impasse paysanne
L'impasse paysanne
par Raphaël Girardot et Vincent Gaullier
Nous avons rencontré Alain Crézé sur un précédent film. La journée de tournage passée ensemble fut fondatrice. Alain avait une blessure, une vision aiguë du monde agricole et une énergie qui laissait présager un changement. Trois facettes de ce personnage en résistance qui ont capté notre attention. C’était le 22 décembre 2001. Nous travaillions sur la vache folle. L’absurdité et la cruauté de la gestion de cette crise nous poussaient à en savoir plus sur un monde professionnel au bord de la crise de nerfs, dégoûté par un système qu’il a lui-même contribué à construire.
C’est autour de ces questions que nous avons décidé de faire un film avec Alain. Un film, avec un producteur de lait, sur le mal qui le ronge, prisme naturel de la logique paysanne en train d’être broyée. Un film avec un agriculteur français qui cherche à comprendre sa place dans l’Europe et le monde. Un film qui place le travail au centre de la vie, avec une famille qui doit négocier un virage.
Quelle place garde-t-on de notre amour du métier ? Le travail se résume-t-il à un nombre d’heures pour un certain salaire ? Peut-on sacrifier une éthique professionnelle à un confort privé ?
Le 5 juillet 2002, Alain nous appelle pour venir assister, dès le surlendemain, au dernier jour du troupeau. Lorsque nous arrivons, toute la famille part et nous nous retrouvons seuls avec lui. Là aussi, le moment est fondateur. Dans l’intimité du film, nous vivons avec Alain la dernière soirée et la dernière nuit de ses 80 bêtes.
Dès le lendemain, nous commençons à filmer, Alain assume sa place. La caméra à maximum un mètre cinquante de son visage, la perche au-dessus de la tête, il nous présente à tout le monde. C’est des bons gars, pas des charognards, ils veulent parler du travail, c’est un boulot sur deux, trois ans, c’est pas pour le JT... Il a déjà compris que le genre de film que nous voulons faire nécessite son engagement total. Il porte, il assume, il a conscience d’être avec nous, d’être vu par les autres avec nous. Ensemble nous avons un film à faire, Alain avec son expérience et ses questions, nous avec notre regard et notre curiosité.
Ensemble nous avons posé dès ce jour les grands principes de réalisation du film qui tiendront pendant plus de trois ans. Pas question pour nous d’être là tout le temps, nous voulons être là les jours qui comptent. À chaque rendez-vous important de sa vie, il nous appellera ; nous discuterons des enjeux et viendrons la veille du jour dit. Nous filmerons toujours au plus près, de son point de vue, de temps en temps dans sa confidence. Il nous imposera auprès de ses pairs mais aussi auprès de ces organismes qui aimeraient bien travailler sans témoins.
Ça n’a pas toujours été facile. Ni pour Alain : le découragement pouvait l’emporter parfois, le film lui paraissait alors vain et nous devions discuter pour être de nouveau invités. Ni pour les autorisations de tournage pour lesquelles nous avons souvent dû batailler et qui nous furent parfois refusées. Ni pour nous car le financement du film s’est fait très tardivement – deux ans après le début du tournage - et nous devions puiser loin pour trouver l’énergie. Pour cette raison, l’entrée de la production Iskra dans le projet fut déterminante quant à l’existence du film mais aussi quant à la tenue de cette réflexion sur le travail et plus généralement sur la mission politique et sociale de ce genre de documentaire.
C’est d’ailleurs ce qui nous a toujours relancé, la nécessité de ne pas laisser faire, de tenir, de montrer. Avec rigueur, nous sommes restés collés à Alain dans ses moments de doute, d’immobilisme même quand durant des mois rien ne se passait, ou dans ses élans de grandes enjambées surprenantes que nous ne devions pas rater.
Arrivés au montage, après tout ce temps, il nous a bien fallu raconter l’histoire, réécrire l’histoire. Le premier travail effectué avec la monteuse, Charlotte Tourres, fut cette prise de liberté par rapport à la chronologie et par rapport au temps de l’histoire. Passé ce cap, tout le sens politique est apparu alors, notre regard fixé sur ce rouleau compresseur qui interdisait à notre personnage tout avenir libre. Plus le montage avançait, plus nous sentions l’entonnoir se fermer, encore plus qu’au tournage...
Ce film est une expérience collective qui espère faire partager au plus grand nombre ce que l’un et l’autre nous avons pu apprendre de cette rencontre.
Alain Crézé : parler pour se libérer
Alain Crézé : parler pour se libérer
Alain Crézé témoigne de son expérience de personnage de film documentaire. Comment cela s'est-il passé ? Quelle incidence sur sa vie pendant le tournage ?
L'équipe est venue te voir 17 fois pour des tournages…
Non, tant que ça ? À chaque fois, ça a été une sorte de stress. Ça commençait la veille de votre arrivée. On savait qu’il faudrait revenir sur notre histoire, s’obliger à faire le point sur les avancées de notre reconversion. Douloureux de remuer tout cela..... Mais c’était un encouragement aussi pour mener à bien ma validation des acquis de l’expérience, rechercher des pistes de travail pour se remettre en harmonie avec soi. Sans le film, je ne serais peut-être pas allé aussi loin… Faut dire aussi que j’étais piqué au vif. C’était un défi pour moi tout ce bordel. Sans doute un peu d’orgueil là-dessous… Et puis c’était aussi un exutoire. Une thérapie. Parler pour se libérer, c’était important face à l’injustice dont j’ai été victime. On s’est tout de même fait traiter d’assassins : une femme nous a appelés une fois, sa fille était morte d’un cancer. Elle nous a dit que c’était de notre faute, des pesticides, des farines animales, de la malbouffe. Je ne lui en veux pas, mais plein de gens pensent ce genre de choses.
Le film était juste un exutoire ?
Non. Ou en partie seulement ! Il fallait déposer des actes. Avant le film, il y a eu l’acte de refus de l’abattage, ne pas se laisser faire, dire que l’on était pas d’accord, essayer de faire changer la gestion sanitaire de l’ESB. Il y eu ensuite l’acte judiciaire, une plainte pour empoisonnement d’une vache par des farines contaminées. Une façon là de bien dire que c’est pas nous les coupables, on travaillait en confiance avec les fournisseurs d’aliments. Le film est un troisième acte, plus politique celui-là : que les gens, le public, sachent ce qui nous est arrivé. La violence de tout cela. Montrer aussi aux autres paysans qu’ils ne sont pas seuls. La dépression en campagne, le mal être, on en parle jamais. Le suicide est insupportable. On est bien loin des bouffeurs de primes européennes, n’est-ce pas ? Moi par exemple, j’ai perdu 100 000 euros à cause de la vache folle, alors quand j’entends que l’on s’est fait de l’argent sur le dos de l’ESB… Personne ne parle de notre boulot, personne ne sait de quoi notre quotidien est fait. Et puis aujourd’hui, les gens oublient très vite. Très très vite. Il fallait laisser une sorte de testament de notre histoire, de ce qu’était notre métier. Le film était une occasion d’aller jusqu’au bout de mes idées. Fallait pas que je la rate.
As-tu hésité à participer à ce film ?
Dans le milieu populaire, le rapport de confiance est très important. Cette confiance, on ne l’a jamais trouvée avec tous ceux qui nous avaient contactés suite à notre refus de l’abattage. Ils voulaient tous qu’on les rappelle le jour du départ des bêtes. Ils peuvent toujours courir , je me suis dit. Vous êtes les seuls à nous avoir téléphoné plusieurs fois, à nous avoir parlé d’autre chose, du métier de paysan, du combat pour la vérité. Une forme d’entêtement de votre part. C’est comme cela que j’ai vu que vous alliez vraiment vous engager. Surtout je ne voulais pas, et vous non plus, d’un film revanchard, d’un film d’investigation qui attaque. Plutôt un film sur la reconversion, sur le travail. Avec le temps, la confiance est venue. Puis notre complicité à tous les trois a fait qu’un moment on se pose plus la question. N’empêche, j’ai hésité à participer tout au long du film. Jamais autant qu’au début, mais tout le temps quand même. À cause de la pression sur moi et la famille. Vous n’imaginez pas comment on peut faire payer un paysan qui ouvre sa bouche.
Raphaël Girardot
Raphaël Girardot
Après des études de philosophie et de cinéma à Paris 8, Raphaël Girardot développe plusieurs projets personnels qui le conduisent à réaliser trois courts métrages de fiction dont Mon très cher frère. Il se forme ensuite aux Ateliers Varan et devient réalisateur-cadreur d’une dizaine de documentaires dont Ex-Moulinex... (festival Filmer le travail 2000), Le lait sur le feu (primé à Évreux 2007), À te regarder (Fipa 2011), Saigneurs (Cinéma du réel 2016, primé à Luchon 2016), tous en co-réalisation.
De même que sa formation s’était étayée d’assistanats réalisation-montage avec de nombreux cinéastes, sa réalisation s’est enrichie de multiples collaborations. Raphaël a produit les documentaires de Raphaël Mathié, Olivier Pousset, Marie-Pierre Brètas... Monteur son de fictions avec Sandrine Dumas, Thomas Vincent, Zaïda Ghorab, Claire Devers, Erik Zonca... Monteur son de documentaires pour Wang Bing, Ossama Mohamed, Laurent Salters, Bénédicte Pagnot, Stéphane Mercurio, Anne Kunvari... Et enfin, formateur au Créadoc d’Angoulême, à la Fémis et aux ateliers Varan.
Vincent Gaullier
Vincent Gaullier
Depuis 25 ans, Vincent Gaullier s'attache dans ses différents films à décrire notre société avec une approche de naturaliste, à comprendre le monde à l'aune des nouvelles connaissances et s'engager, toujours s'engager. Parmi la quinzaine de documentaires qu'il a réalisé ou co-réalisé, on trouve des histoires d'ouvriers à la chaine (Saigneurs - Meilleur documentaire au Festival de Luchon 2016), de chorégraphe en apesanteur (L'art de Voler, webfest de Liège 2018), ou de conservateurs voyageurs (Herbier 2.0), de controverses scientifiques (Le vaccin selon Bill Gates, Tous fous) ou de grandes épopées en animation (Espèces d'espèces - Grand prix Pariscience 2008, Atome sweet home...).
Quand il n'est pas derrière la caméra, on peut le retrouver à l'écriture pour d'autres réalisateurs ou derrière Look At Sciences, agence photo, agence de presse et société de production audiovisuelle spécialisée en sciences.
Le prix du lait
Le prix du lait
LE MONDE >>> Vincent Béringue, chercheur à l’INRA, répond aux questions qui se posent encore, deux décennies après la crise sanitaire de la vache folle.
FRANCE CULTURE >>> Depuis 2017, la crise du lait s'est installée en Europe, mais elle prend un tour plus grave en avril 2015 avec la fin des quotas laitiers. Produire une tonne de lait coûte alors environ 350 €. Les éleveurs sont acculés par cette situation et se retrouvent en danger... Christophe, fils et petits-fils d'agriculteurs, se résigne avec amertume en décembre 2015 à vendre son troupeau.
TRIBUNE >>> Le prix du lait : quelques centimes par litre feraient la différence, mais les éleveurs restent contraints à vendre à perte, s’indignent, dans une tribune au Monde, le photographe et président de la fondation GoodPlanet, Yann Arthus-Bertrand et Julien Leprovost, le responsable éditorial du magazine GoodPlanet mag.
LE TÉLÉGRAMME >>> Il l'avait promis, il l'a fait. Après la découverte d'un cas d'ESB dans son exploitation, un éleveur de La Harmoye, qui refusait l'abattage de son troupeau, a porté plainte contre X, hier, au tribunal de Saint-Brieuc. La 14e du genre dans le département.
29 janvier 2021 14:28 - Jacky
Merci pour ce partage.
Je n'avais jamais vu ce document émouvant sur le témoignage de ma cousine et de son mari éleveur.
J'avais juste pris connaissance de ce drame.
Alain est un véritable éleveur, comme le dit Marie-Noelle, un véritable passionné. Il est certain que les conseils d'édulcorer la vérité ne pouvaient pas être acceptable de sa part. Et je le soutiens dans ce point de vue.
Devenir un paysan fonctionnaire, simple "cantonnier", pour juste entretenir les terres, cela n'a pas de sens pour un éleveur qui a tout basé sur la liberté de vivre du paysan.