L'échappatoire
Le film de Jean-François Aumaître débute par une rencontre singulière, celle d’habitants de Terre-Neuve parlant français, un français qui en un siècle s’est mâtiné d’anglais, la langue locale. L’on songe au québécois et l’on n’en est pas loin. Mais plus encore qu’à Montréal, il faut tendre ici l’oreille pour comprendre de quoi l’on cause, preuve s’il en faut que les langues sont bien vivantes quand elles échappent à l’académisme métropolitain.
D’autant plus que cette poche d’irréductibles francophones descend de fugitifs qui, de Bretagne au Pays Basque, s’est carapaté loin de France pour se faire oublier des autorités. Des esprits libres et rugueux, des pionniers qui ont fait souche à l’autre bout de l’océan.
LES OUBLIÉS DE TERRE-NEUVE
LES OUBLIÉS DE TERRE-NEUVE
de Jean-François Aumaître (1999 - 25’)
À Terre-Neuve, on appelle encore la péninsule de Port-au-Port la French-shore. Là, isolée sur la côte ouest de l’île, se maintient une petite communauté de langue française d’à peine 4 000 âmes. Ces Français sont les descendants des quelques marins qui ont déserté les bateaux de pêche au 19e siècle. Ces marins fuyaient pour la plupart les guerres et les conscriptions. Ils sont venus s’installer sur cette côte perdue, loin des lois, laissant à leurs héritiers un fort esprit d’indépendance et l’amour de leur langue : le français.
>>> un film produit par Aligal Production
Rencontre avec des cousins lointains
Rencontre avec des cousins lointains
par Jean-François Aumaître
La communauté francophone installée sur la presqu’île de Port-au-Port n’a rien à voir avec le courant d’émigration française vers le Canada. Ces émigrés, essentiellement bretons, basques et normands, sont les héritiers des marins qui désertèrent les bateaux de pêche pour s’installer sur ce bout de côte inhabitée où personne n’est allé les chercher. Jeunes pour la plupart, ils ont préféré déserter et s’enfuir à jamais pour éviter les misérables conditions de la pêche à la morue, la conscription des campagnes napoléoniennes ou les guerres coloniales de la Troisième République.
Une fois à terre ils se construisaient une cabane de rondins et vivaient de pêche et de chasse. Aucune chance alors de revenir en France où les attendait le bagne. En quittant leur bateau, ils quittaient leur vie d’avant, leur famille, leur avenir. Ils n’ont pas été beaucoup à faire ce choix douloureux. Quelques dizaines tout au plus.
Bien acceptés par les populations autochtones, certains se sont mariés avec des indiennes Mic Mac. Des enfants sont nés qui ont appris la langue de leur père : le français. De génération en génération la langue s’est transmise en gardant ses accents d’origine. Cette langue est d’ailleurs le seul véritable héritage qu’ils ont laissé avec leur nom.
De ces jeunes Français venus se faire une nouvelle vie, il ne reste rien. Aucune photo, aucun texte, aucune origine précise. Ils voulaient se faire oublier et n’ont laissé à leurs descendants que leur volonté de vivre libres. Leur vie a été rude, sans confort, sans richesses, ils se soignaient en utilisant les remèdes indiens, ne faisaient pas d’études mais gardaient un fond de culture et des tendances libertaires. Tolérants par nature, rétifs à toute institution, méfiants envers les gouvernements, les francophones de la French-shore ont choisi de rester à l’écart. Cette minuscule société et ces Français a toujours été considérée par leurs voisins comme des primitifs perdus sur leur bout de côte. Mais cette communauté méprisée a réussi à se maintenir, à créer des traditions en se souvenant d'où elle venait.
Les blagues de Terre-Neuviens sont aux Canadiens ce que les blagues belges sont aux Français. Elles mettent en scène des lourdauds un peu naïfs. Et parmi ces lourdauds, les plus lourds sont les francophones de Port-au-Port. Pourtant ce qui fait le plaisir de ce documentaire, ce sont les rencontres avec ces lointains cousins.
Ils se connaissent tous et c’est un peu comme un grand village avec ses petites nouvelles et les fêtes où l’on se rencontre. Il y a Véronique, toujours vive à plus de 80 ans, Louis, le charpentier qui construit les maisons des voisins. Bernard et Raymond qui pêchent le homard et la poule de mer. Méline qui parle de sa langue, le français qu’elle a failli perdre, et Joseph qui nous raconte l’histoire de ses ancêtres. Tous parlent plus ou moins bien la vieille langue. Ils ne sont pas toujours très compréhensibles avec leur accent prononcé. Cela ne les empêche pas d’être bavards. Au contraire ! Un peu étonnés que l’on s’intéresse à eux, ils ont plaisir à se raconter pour dire qu’ils sont à nouveau fiers d’être différents. Fiers de leurs parents qui ont survécu difficilement au bord de la mer. Fiers de nous montrer ce pays qui n’est pas le plus beau du monde mais qui est le leur. Fiers de leurs origines de misère. Fiers d’avoir eu le courage de s’accrocher à leur langue et d’avoir défendu leur seul patrimoine.
La French-shore de Terre-Neuve
La French-shore de Terre-Neuve
Terre-Neuve est encore considérée comme une île un peu à l’écart où l’on ne rit pas souvent. Une île balayée par la neige et les tempêtes d’hiver où il ne pousse que des morues. Une île de misère avec, tout au bout à l’ouest, une péninsule encore plus sauvage : la French-shore qui serait peuplée de sauvages consanguins à l’esprit lent.
Jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les francophones de Port-au-Port resteront très isolés. Perdus au bord d’un caillou où tous leurs voisins parlaient anglais, ils ne voyaient pas grand monde. Pour aller sur la French-shore battue par le vent il fallait prendre des petites routes longues et sinueuses.
Les seules activités dépendaient uniquement de la mer avec juste un peu d’agriculture. La petite communauté vivait pratiquement en autarcie entourée du mépris amusé des anglophones qui les regardaient comme des marginaux un peu frustres. Ces francophones, peu nombreux, repliés sur eux-mêmes, croyaient utiliser une langue inférieure et ce sentiment a longtemps renforcé leur mise à l’écart.
En 1949, Terre-Neuve intègre la Confédération canadienne à majorité anglophone. Le progrès et la vie moderne ont doucement fait leur apparition. Les enfants ont commencé à refuser cette langue minoritaire qui n’était ni celle des journaux, ni celle de la télévision. On aurait pu croire que l’ancienne langue disparaîtrait totalement de la péninsule. Pourtant, aidée par une forte natalité et par son isolement traditionnel, la minuscule communauté de langue française est restée très vigoureuse autour de Cap St. Georges, de la Grande-Terre et de l’Anse à Canards.
Après une période difficile dans les années 50 et le rejet du français qui marquait trop l’appartenance à une communauté honteuse, le renouveau est intervenu dans les années 70. La création de l’association des Terre-neuviens français donne l’impulsion. Chacun des trois villages crée son centre communautaire. En 1975 une école bilingue est ouverte à St. Georges. Depuis le 15 février 1988, Grande-Terre possède la seule exception culturelle de Terre-Neuve : un lycée 100 % francophone qui accueille une centaine d’enfants. Il y a même un journal en français, le Gaboteur, qui tire à 1 000 exemplaires. Dans les centres culturels on se réunit régulièrement pour des soirées musicales aux accents très acadiens. Quand on ne chante pas, il y a les concours de fléchettes et les inévitables soirées de bingo. Parler français c’est aussi vouloir exister un peu plus dans ce coin perdu de l’île de Terre-Neuve. Ici, on veut essayer de survivre malgré le bouleversement du moratoire sur la morue qui a mis la moitié de la population au chômage et augmenté le sentiment de marginalité. La pêche, c’est tout ce que l’on savait faire ici ! On a toujours vécu de la mer et quand on parle le français on ne renverse pas sa tasse : on la chavire, on vire de bord au lieu de se retourner et on se grée quand on s’habille.
La pratique du français en maintenant les liens de la petite communauté est devenue un moyen d’affirmer son existence. Chacun cherche à savoir d’où pouvait bien venir l’ancêtre. Et comme on retrouve encore dans les façons de parler des tournures normandes ou bretonnes on s’imagine des origines à Caen ou à St Brieuc…
Cette volonté de garder encore la langue des anciens a donné aux habitants de la péninsule un sursaut bénéfique pour aborder ensemble les tourmentes du développement économique.
Jean-François Aumaître
Jean-François Aumaître
Producteur et gérant de la société Aligal Production. Jean-François Aumaître est journaliste (Radio France Armorique, France Inter, Loisirs Nautiques, Moto Revue, France 2, France 3). Auteur de livres de loisirs (Edition Maritime et d’Outre-Mer, Eskis, Lattès) il est également auteur et producteur d’émissions pour France Musique et France Culture. Il réalise également des émissions magazine et d’actualité pour la télévision (France TV, Arte, France O, Equidia, etc…) ainsi que nombreux documentaires de 13 à 52 minutes.
Ici, mieux vaut être un bon chasseur et un bon pêcheur
Ici, mieux vaut être un bon chasseur et un bon pêcheur
LE CHASSE MARÉE >>> Au beau milieu de la côte sud de l’île de Terre-Neuve, blotti au fond d’un fjord escarpé, le petit village de Francois – ce toponyme s’écrit sans cédille, mais se prononce françouais – s’enfonce doucement dans l’hiver.
HÉRITAGE >>> La situation actuelle des francophones. Lorsqu'on pense aux francophones des provinces du Canada, ceux de Terre-Neuve-et-Labrador ne figurent pas en tête de liste. Telle était effectivement la situation il n'y a pas encore si longtemps. Rien d'étonnant puisque cette province est la plus anglophone de toutes.
LE TÉLÉGRAMME >>> En 1514, une transaction de l'abbaye de Beauport, située sur les grèves de Kérity, près de Paimpol, atteste que les pêcheurs de Bréhat versent la dîme aux moines prémontrés pour le poisson pris en quelque part que ce soit, tant en la côte de Bretaigne, la Terre-Neuve, Islande, que ailleurs.
25 mars 2022 20:56 - Chris Ryan
Merci beaucoup pour ce film. Je suis de Terre-Neuve, actuellement habiter en Ontario en apprenant le français. C'est bien apprécié et il m'a offert un aperçu de l'histoire de terre-neuve. Merci.
2 septembre 2021 13:05 - Richard Desbiens
On ne peut qu avoir que du respect et admiration pour cette belle petite bourgade isolée continuez à défendre la langue de vos ancêtres et tous mes hommages à ces braves gens vous êtes vraiment un village gaulois Bravo