Sept jours de la vie du Père Noël
Noël russe
Gulya Mirzoeva, cinéaste tadjike, formée à Moscou et produite à Rennes, nous offre un aller-simple dans la Russie profonde. Un film pour réveillonner avec ce peuple ex-soviétique plein de doutes mais toujours bien vivant !
Sept jours de la vie du Père Noël nous fait pénétrer dans le cœur de la société russe : les maisons, les immeubles et leurs appartements collectifs. Nous sommes en décembre 2005, la Pérestroïka et Gorbatchev ont laissé un goût amer. Eltsine n’est plus qu’une épave et Poutine, qui commence son deuxième mandat de président de Russie, n’a pas encore déployé toute sa puissance. L’heure est à la privatisation des ressources : le gaz et le pétrole abreuvent l’Europe et la Chine, et enrichissent les oligarques.
Gulya Mirzoeva pose son regard sur les damnés de la terre qui peuplent la Russie profonde, ces petites gens dont la manière d’embrasser la vie reste inimitable. Au-delà de sa valeur ethnologique, son film nous raconte une belle histoire d’amour chancelant sous le poids des difficultés matérielles.
SEPT JOURS DANS LA VIE DU PÈRE NOËL
un film de Gulya Mirzoeva (2006)
Nous sommes en 2005, à 850 km au sud-est de Moscou. Igor et Luba sont comédiens. Ils vivent dans un tout petit appartement à côté de leur théâtre, à Saratov, au bord de la Volga. Les fins de mois sont de plus en plus difficiles et leur fille Rita, quatorze ans, en a assez de cette indigence. Depuis quelques années, au moment des fêtes de fin d’année, Igor et Luba vont de famille en famille, déguisés en Père Noël et en Fille des neiges.
Igor fait sa tournée, tantôt seul tantôt accompagné de Luba. Mais il ne se rend pas uniquement dans des familles qui peuvent « s’offrir » sa prestation. Il va aussi chez des amis, des voisins…
Une fois les cadeaux distribués aux enfants, commence l’autre partie du rituel : la discussion autour d’un… ou plusieurs verres de vodka. Les visites se succèdent : une voisine malade, une mère riche et solitaire avec sa petite fille de 3 ans, une famille d’anciens apparatchiks chez qui règne la nostalgie de l’URSS, un vieux copain qui revient de Tchétchénie, une famille de tziganes musiciens et danseurs…
Le film plonge dans le quotidien de ce couple qui se pose des questions sur son avenir. L’annonce de la grossesse de Luba va provoquer la colère de leur fille et déstabiliser encore plus Igor. Entre les visites chez les autres et des moments plus intimes, le film brosse le portrait sensible d’une famille et d’une société russe en perte de repères.
>>> un film produit par Gilles Padovani, .Mille et Une. Films
UN REFLET DES RÉUSSITES ET DES DOULEURS DE LA SOCIÉTÉ
Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
Baudelaire, Les Fenêtres (Spleen de Paris)
Voici comment Gulya Mirzoeva imaginait son film en 2004, avant de le tourner :
La Russie actuelle subit les conséquences du néolibéralisme, parfois sauvage et sans pitié, qui a complètement changé les conditions économiques et sociales et a appauvri la classe moyenne. D’ailleurs le gouvernement russe vient de décider d’accorder (en 2004, ndr) dix jours de vacances pour la Fête de l’An. Cette mesure est due au fait que, selon les données des statistiques, la capacité de travail des Russes durant cette période baisse de 50 %.
La tournée du Père Noël est l’occasion d’entrer dans des intérieurs, modestes ou débordants de richesse, et de partager le quotidien de ces familles. Chacune a ses secrets, ses joies, ses difficultés, et reflète les réussites et les douleurs de la société.
Ce qui m’intéresse dans ce projet, c’est la juxtaposition du théâtre et du quotidien. Le personnage du Père Noël devient un passeur qui me guide vers ces différents destins. Igor n’est pas seulement un Père Noël expérimenté et un grand acteur de théâtre. C’est un homme dont je me sens proche par ses convictions, par son regard sur la Russie d’aujourd’hui. Je me sens aussi proche de sa femme Luba. Nous sommes de la même génération, nous sommes tous trois des artistes, nous avons vécu les mêmes bouleversements politiques et sociaux. Nous avons tâtonné pour trouver notre place dans ce nouveau pays. Sans aucune nostalgie du régime soviétique, nous n’adhérons pas à la Russie de Poutine. Je ressens cette véritable douleur pour leur patrie qui est encore parfois la mienne.
Je « prête » à Igor ma place pour qu’il anime la conversation. Je compte sur son intuition et notre proximité pour qu’il pose les questions que j’aimerais poser. L’action passera par la parole : les femmes et les hommes racontent leur vie… Après une petite vodka, cela devient plus facile et plus naturel.
À travers ce film, je veux montrer, d’une manière juste et inédite, comment les êtres humains, dans un pays en ébullition tel que la Russie actuelle, continuent à vivre.
Le cinéma documentaire n’échappe jamais à la fabulation : la réalité est transformée par le film, avec l’aide des personnages qui se prêtent au jeu. Voir et surtout écouter, car ce que racontent mes personnages tissera la matière du film. C’est l’analyse, par l’observation et la réflexion, des mœurs d’une société en crise qui permettra de dégager la parole comme élément créateur du film. La parole deviendra une image sonore à part entière, elle prendra une autonomie cinématographique et se superposera alors aux autres images.
GULYA MIRZOEVA
Née à Douchanbé au Tadjikistan. Gulya Mirzoeva fait ses études de littérature et de cinéma à Moscou. Elle collabore à diverses revues littéraires et réalise ses premiers documentaires pour les Studios Tadjikfilms et la télévision russe. En 1992, elle choisit de s’installer en France où, parallèlement à ses activités d’écriture et d’enseignement, elle réalise une douzaine de documentaires coproduits par France Télévisions et Arte, parmi lesquels Derrière la Forêt, un film où elle expérimente en mettant en scène le réel, Mikhaïl Gorbatchev, simples confidences, une plongée dans la vie intime du dernier dirigeant de l’URSS ou Afghanistan 1979.
La guerre qui a changé le monde qui raconte le dernier conflit de la guerre froide et le premier d’une longue guerre qui n’est pas prête de s’achever. Tourné en 2005, Sept jours de la vie du Père Noël sera gratifié en 2007 d’une Étoile de la Scam.
UN AMER SENTIMENT D'ABANDON
Macha Séry, Le Monde >>> Le titre de ce documentaire de Gulya Mirzoeva est trompeur : Sept jours dans la vie du père Noël n’est pas un conte sucré pour enfants mais une chronique désenchantée de la Russie d’aujourd’hui. Personne n’y croit plus, à rien, tout le monde doute de sa vie et de l’avenir du pays. Les repères et les certitudes sont perdus, la précarité est omniprésente et le quotidien difficile. Pas rose, le film de Gujia Mirzoeva n’est pas non plus d’un noir charbonneux. Dans la débâcle et les doutes, il reste l’amitié, les chants, un peu de chaleur. Et ce geste tendre d’Igor caressant les cheveux de sa femme.
François Ekchajzer, Télérama >>> Durant une semaine, la documentariste d’origine tadjike Gulya Mirzoeva a mis sa caméra dans les pas d’Igor et de Luba Bagoley, deux comédiens qui, chaque fin d’année, améliorent l’ordinaire en endossant ces rôles de composition. (…) Une fois les enfants gâtés, leurs parents discutent avec Igor dans la cuisine, évoquant la Russie d’aujourd’hui avec une fine amertume qui confère au documentaire un ton particulier, poignant et chaleureux, typique de l’âme slave.
Véronique Maçon, TéléObs >>> Entre nationalisme exacerbé et racisme ordinaire, les Russes dressent un constat bien amer de l’évolution de leur société. Les marchés sont aux mains des culs-noirs [terme injurieux désignant les Caucasiens]. Si ça continue comme ça, la Russie est foutue. L’argent, l’argent, il n’y a plus que ça qui compte. Tous les yeux se mettent à briller devant l’argent ! Dans l’ambiance particulière des fêtes de Noël, chacun raconte ses secrets, ses joies, ses difficultés. Une vieille dame évoque sa grand-mère tatare qui a fait cinq ans de camp pour avoir refusé d’utiliser les caractères cyrilliques. Un vieux Tsigane se rappelle les vieux oukases obligeant son peuple à se sédentariser. Chez un ami, ex-comédien devenu policier, Luba aussi confie son désarroi. J’ai tellement aimé la Russie ! Je ne la reconnais plus. Je n’ai pas envie de partir mais je ne peux rien changer dans ce pays.
Bruno Masi, Libération >>> En creux, le film de Gulya Mirzoeva raconte le quotidien d’une société russe un peu paumée : il constitue même une photographie étonnante d’une population qui, depuis la chute du bloc soviétique, garde en tête un amer sentiment d’abandon. Ainsi de ce dîner surréaliste où, autour de la table, les convives (moyenne d’âge 70 ans) affichent à leurs plastrons les médailles acquises tout au long de leur vie. Lestés de trois kilos de breloques chacun, ils expliquent leur déception de voir le pays sombrer, entre capitalisme à l’arrache et malversations politiques.
Derrière les conversations badines et les verres de vodka, d’étranges relents se dévoilent. Un homme regarde par la fenêtre et cherche à voix haute le coupable idéal. Il semble rassuré : dans les appartements en face, il trouvera sûrement.
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