Nos nouvelles cathédrales
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Muriel Bordier, démiurge minutieuse
par Isabelle Nivet
L'exposition de la Galerie Le Lieu, à Lorient, fait la fête à Muriel Bordier, photographe rennaise qui réalise des montages toniques et pimpants. L’occasion de sourire en un lieu où la gravité est plus souvent de mise. Trois séries ont retenu notre attention. Décryptage.
Espaces muséaux. Notre préférée. Bien sûr. Parce qu’on ne fait pas mieux que les autres, on adore les nouveaux musées. On part en vacances pour ça. Un week-end à Bâle, une semaine à Bilbao, trois jours à Marseille, un saut à Metz, une escapade à Lille, mais oui, Roubaix, surtout. Comme tout le monde on s’extasie sur ces espaces, ces lignes, ces courbes, et la vue… Les reflets. Les ombres. Les lumières. Et l’attention portée aux détails. Et les pictos ? La signalétique ! Le res-tau-rant ! La terrasse... Mais cette rénovation, la refonte des espaces ! Et la librairie, c’est carrément l’hallu. Les expos ? Ah. L’expo temporaire était terminée. Ou pas commencée. Muriel Bordier semble avoir vécu tout ça. Elle en fait des photos, brocardant avec humour les commissaires d’exposition en proie aux affres de l’accrochage, les visiteurs quasiment seuls, les vues sublimes qui comptent plus que les œuvres accrochées, dans des mises en scènes fines, qui ne sont pas sans rappeler les dessins de Voutch, de Sempé, ou encore les piques que lance Jean-Philippe Delhomme à l’art contemporain.
Ces architectures absurdes et magnifiques, elle les construit elle-même, en fragiles maquettes de carton-plume, ou en modélisation 3D. Elle pense ses saynètes, et photographie ses modèles sur fond blanc avant de les incruster dans une mise en scène de démiurge facétieux. Je suis toujours menée par l’idiotie, le non sens, les grosses machineries où l’homme est face à un système qu’il a créé et qu’il subit. Les décors changent mais il y a toujours une aberration.Open Space. On rigole moins. Si les deux autres séries sont blanches, Open Space est noire, très noire. La Défense. Plateaux de bureaux absurdement démesurés, des salles de réunion qui pourraient abriter 1000 personnes pour dix pelés, des enfilades de tables et de chaises. On pense à Trepalium, la série d’Arte, à Metropolis de Fritz Lang, à Brazil, de Gilliam, mais heureusement, Bordier nous rajoute toujours un type qui a l’air de se demander ce qu’il fout là, une plante verte à la main. N’empêche, c’est pas drôle. Ou plutôt c’est très drôle, même si tout ça renvoie bien sûr à la déshumanisation du monde du travail, et à son absurdité.
Les Thermes. Plouf Plouf. La plus rigolote, et la moins chargée de sens, mais aussi la plus esthétique. Des espaces comme des aérogares futuristes, absolument blancs, et partout de petits personnages qui font penser – mais oui ! – à la pub Kodak de Mondino, et là encore à des wagons de films de SF, à commencer par 2001, l’odyssée de l’espace, à Oblivion, semi-nanar à l’esthétique parfaite et immaculée avec Tom Cruise, à Bienvenue à Gataca, au Meilleur des mondes, à Wall-E.... Des piscines sans eau, des plongeoirs au ras du plafond, des cohortes de baigneurs suspendus sur des rails, c’est un régal de se perdre dans l’examen minutieux de ces photos et de découvrir les surprises qu’y sèment la photographe, dans un gigantesque Let’s find Momo.ANALYSEUn microcosme contemporain
AgrandirLa Salle des pas perdus photographie numérique, 120x80 cm série Open Space 2014-2015 La Voix photographie numérique, 120x80 cm série Open Space 2014-2015 Les Échelles photographie numérique, 100x100 cm série Espaces Muséaux, 2010 Les Chevalets photographie numérique, 190x90 cm série Espaces Muséaux, 2010 par Céline Raymond
Ce qui est d’abord frappant chez Muriel Bordier, c'est qu'elle colle à son époque, que ce soit par ses choix techniques, ses thèmes et les problématiques qu’elle met en avant. Elle nous interpelle avec un humour parfois léger, grinçant ou une gravité qui révèle la profondeur de sa réflexion au-delà de l’anecdote.
Muriel Bordier met en scène notre modernité pour mieux en soulever les aberrations, les ridicules, les violences, les absurdités et les carences. Elle s’intéresse à ses contemporains et paraît les mettre sous un microscope, pour mieux les observer. Ce recul est capital en ce qu’il révèle le regard justement distancié de l’artiste. Ses représentations humaines sont de la sorte volontairement de très petites tailles mais souvent individualisées, ce qui pourrait s’avérer contradictoire alors qu’en réalité c’est une vraie bonne idée. Comment aborder en effet ces individus personnalisés qui pourraient être nos voisins, des membres de notre famille, face à l’immensité de l’espace qui les contient ? Gagnent-ils ou perdent-ils leur humanité avec leur identité ? Peut-on encore parler d’humanisme quand ces êtres bien réels évoluent dans des sortes de boites que l’artiste observe telle une entomologiste ? On se promène dans les œuvres de Muriel Bordier pour découvrir ces détails qu’on ne perçoit pas a priori et l’on sent qu’on est baladé par l’artiste qui aime faire des pieds de nez à ses contemporains et à nous, par la même occasion. Le rapport de l’artiste avec son époque est d’abord affaire d’espace, un espace qu’elle maîtrise avec beaucoup de soin. Ses espaces sont monumentaux, qu’il s’agisse de piscines ou d’Open Space. Elle va jusqu’à en montrer les reflets, ténus.
En démiurge qu’elle est de son monde, elle instaure ainsi une sorte de théâtre dans lequel elle disposera ses personnages pour suggérer une situation porteuse de sens, ou, le comble de tout, des situations surréalistes lorsqu’elle touche à l’absurde. Il en est ainsi de ses nageuses, presque mécanisées. L’espace de Muriel Bordier est un espace actuel de part sa monumentalité, et, aseptisé, quand il ne sent pas carrément le chlore. Il constitue aussi une sorte de temple austère de notre modernité, du capitalisme en col blanc avec ses accessoires comme les petits ou grands écrans d’ordinateurs. La série des Open Space est d’une gravité voulue. L’espace est traité en un clair-obscur admirable qui donne une intériorité à ces scènes. Ces œuvres sont intelligentes en ce qu’elles savent réconcilier le passé et le présent dans une réussite évidente.
Cet espace est en réalité une sorte de cathédrale laïque dans lequel on sent que l’homme moderne est peu de choses. Muriel Bordier va d’ailleurs jusqu’à baptiser l’une de ses œuvre l’annonciation. Elle représente aussi une réunion qui a tout de la Cène de Vinci. Quant au conférencier, il évoque un prêcheur mais qui prêcherait dans le désert, car, malgré ces thèmes bibliques ces espaces sont sans Dieu, et l’homme est peu de choses, ici, même s’il lui arrive de gesticuler.
Les moyens de Muriel Bordier puisent aussi dans un classicisme assumé. Il se traduit par l’expressivité des personnages, le jeu des gestes et des regards qui rappellent les grandes compositions à personnages multiples du XVIIè siècle. De même le choix du clair-obscur est dans la lignée d’un Caravage et de ses suiveurs. Notre artiste ne fait donc pas table rase de l’histoire de l’art. Elle ne se pose pas en opposition ou en rupture avec les siècles passés. Son œuvre s’inscrit au contraire dans un prolongement presque naturel qui devrait la rendre pérenne, parce qu’elle lui donne une vraie universalité.Cézembre, juillet 2017
BIOGRAPHIEMURIEL BORDIER
Née à Rennes en 1965, Muriel Bordier est photographe et vidéaste. Elle aborde le plus souvent ses sujets avec un goût certain pour la dérision et l’humour. Qu’elle mette en scène le tourisme, l’histoire de France ou le musée d’art contemporain, ses photographies dévoilent un regard amusé et satirique sur le monde. Elle choisit des éléments appartenant à notre mémoire collective, aux codes culturels de notre société, objets, monuments, paysages, personnages, les juxtapose, les met en scène, les photographie en jouant du décalage que produit leur image avec leur représentation dans l’esprit du spectateur. En faisant apparaître des réalités différentes, Muriel Bordier révèle toute l’incongruité de notre perception habituelle.
Elle est représentée par la galerie Annie Gabrielli, Montpellier.REVUE DU WEBIdiotie et non sens
LE TÉLÉGRAMME, Isabelle Nivet >>> Les photomontages loufoques de Muriel Bordier dans une nouvelle exposition où la patte de la photographe fait merveille dans des montages plein d'humour et de sens de l'absurde, malicieuses métaphores de notre société...
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