La brèche
Nous filmons le peuple nous ramène dans les années 1970-80, quand les cinéastes polonais jouèrent un rôle déterminant dans les prémices de l’effondrement du régime communiste dans ce pays et, dans la décennie suivante, de l’Union soviétique dans son ensemble. Près d’un demi-siècle plus tard, alors que la Pologne est à nouveau aux avant-postes de la lutte contre l’ogre russe, il est bon de se souvenir que c’est d’abord dans ce pays que le peuple s’est soulevé contre le totalitarisme.
Le documentaire d’Ania Szczepanska s’appuie principalement sur deux cinéastes majeurs, Krzysztof Kieślowski et Andrzej Wajda, et leurs films L’Amateur et L’Homme de fer. Ce qu’il met en évidence, c’est que la révolution s’est opérée dans une sorte de complicité avec les autorités cherchant à concilier l’inconciliable : une semi-liberté d’expression et la préservation du pouvoir en place. Une critique oui, mais constructive. C’est dans cette brèche que les artistes et les ouvriers des chantiers navals de Gdansk se sont engouffrés pour peu à peu faire tomber le système. Cela ne s’est pas fait d’un coup, ni sans peine, mais c’est bien de là que sont parties les premières secousses qui ont mis à bas le mur de Berlin et inauguré une nouvelle ère de l’histoire.
Une page KuB en partenariat avec Cinécran
NOUS FILMONS LE PEUPLE !
NOUS FILMONS LE PEUPLE !
d’Ania Szczepanska (2012 - 58’)
Les héros de cette histoire sont les cinéastes polonais qui ont révolutionné le septième art en filmant l’histoire de leur pays, entre 1971 et 1981. Comment ont-ils réussi à contourner le régime ? Un pacte avait-il été scellé avec les hommes du Parti ? À travers les extraits de films oubliés et de longs métrages cultes, au gré des archives et de témoignages actuels, nous rencontrons les grands noms du cinéma polonais : réalisateurs, acteurs, techniciens ou producteurs. Mais ceux, aussi, qui l’ont façonné du côté de l’État-Parti : ministre, chef de la cinématographie et directeur de télévision.
>>> un film produit par Nora Philippe d’Abacaris Films
Le regard de Joël Chapron
Le regard de Joël Chapron
À l'occasion des 21ème Rencontres du cinéma européen, Joël Chapron, historien spécialiste des cinématographies d’Europe de l’Est, a été invité à donner son éclairage sur la sélection de films polonais proposés par Cinécran. Il aborde ici le film d'Ania Szczepanska, Nous filmons le peuple.
Couper la tête aux clichés
Couper la tête aux clichés
par Ania Szczepanska
Née en 1982 à Varsovie, j’ai dû être conçue entre deux réunions du présidium du Parti socialiste polonais. Après cela, les joies de l’état de guerre imposé par Jaruzelski et le rationnement des couches rythmèrent ma petite enfance dans une Pologne aussi grise que les barres HLM au pied desquelles j’ai esquissé mes premiers pas. Après cinq années passées à servir le socialisme, j’ai suivi mes parents à l’ambassade polonaise de Paris, où j’ai fait la joie des médecins français, stupéfaits de découvrir un enfant du bloc soviétique en parfait état de santé physique et mental. En quelques années, l’école républicaine française a fait des miracles : d’une ZEP obscure de la porte de Bagnolet, me voilà parachutée à Henri IV, puis à l’École normale supérieure. Lénine avait raison : Là où il y a une volonté, il y a un chemin.
Voici donc des outils et quelques bonnes raisons personnelles pour explorer les mystères de cette polonité française, que j’aborde dans un premier temps par des travaux universitaires sur Kieslowski puis par une thèse sur les cinéastes polonais dans le système communiste. Le but de ces recherches était clair : couper la tête au cliché de l’artiste dissident et du pouvoir tyrannique, en essayant de montrer les paradoxes d’une société où l’État finance ses propres opposants. Un constat aussi ubuesque que la Pologne de l’époque. Ce projet est d’ailleurs né d’une profonde colère. Depuis l’arrivée au pouvoir des jumeaux Kaczynski en 2005, chacun de mes voyages en Pologne me faisait prendre conscience des enjeux de mémoire qui animent ce pays, vingt ans à peine après la chute du mur. Au déferlement des fameux dossiers de la période communiste, ressortis au compte-goutte au gré des campagnes électorales, s’ajoute une impressionnante production littéraire censée révéler les implications de chaque citoyen dans les pages dites noires du régime communiste. L’enjeu de cette guerre des mémoires est lourd de conséquences : en opposant les justes à la canaille communiste (l’expression est de l’ancien premier ministre polonais) sans donner un accès libre aux archives, les hommes qui sont arrivés au pouvoir instrumentalisent l’histoire à des fins politiques. C’est pourquoi il me paraissait plus que jamais nécessaire d’opposer à cette vague de condamnations un regard lucide, affranchi des enjeux actuels. Ce film propose un contrepoint aux discours de plus en plus virulents tenus par les historiens de l’Institut de la mémoire nationale. Le nom même de cette institution me fait sourire : comment une mémoire nationale peut-elle se construire sur fond d’accusations et au mépris des règles historiographiques les plus élémentaires ? Ma colère est partagée par bon nombre de Polonais qui ont vécu cette période et qui assistent, effarés, à une reconstruction mensongère de leur histoire. Chercheurs, ingénieurs, artistes et hommes de lettres, tous ceux qui formaient l’intelligentsia dans la Pologne d’avant 1989, apprennent aujourd’hui qu’ils ont été des complices d’un système dit totalitaire. En restant dans leur pays et en continuant à exercer leur profession, ils sont accusés d’avoir œuvré contre la liberté et la démocratie.
Mon statut de chercheur m’a, en 2008, ouvert les portes des archives privées du grand maître du cinéma polonais, Andrzej Wajda, qui a accepté de me donner un long entretien. J’ai approché ensuite, lors de deux voyages de recherche et de repérage, Agnieszka Holland, Marcel Lozinski, Ryszard Bugajski et des personnalités politiques de la période communiste, qui ont accueilli mon entreprise avec beaucoup d’ouverture. Ils ont accepté de figurer dans le film, mais aussi de me donner accès à leurs films et à leurs archives. Grâce à leur appui, les contacts avec les institutions telles que la Filmothèque nationale de Varsovie ont été facilités. En choisissant de faire parler des cinéastes mais aussi des responsables de la politique culturelle de l’époque, je ne cherche pourtant pas à défendre des accusés. Si ma démarche s’inscrit en réaction à ces prises de position, elle ne cherche pas à désigner de prétendus résistants et collaborateurs du régime. Ce qui me préoccupe au contraire c’est de déplacer radicalement les termes du débat en refusant une logique binaire qui sanctifie ou qui accuse. Dans un système où chaque habitant est, par nécessité, une pièce du mécanisme d’État, les convictions politiques ne sont pas les seuls ressorts à l’action des individus. Je dirais même qu’ils sont très secondaires. La peur de perdre une fonction sociale reconnue, de ne plus pouvoir exercer son art ou d’être exclu d’un milieu socioprofessionnel constituent des raisons d’action bien plus impérieuses.
Ania Szczepanska
Ania Szczepanska
Ania Szczepanska naît à Varsovie en 1982. Elle tourne ses premiers courts métrages à l’Ecole normale supérieure avant d’étudier la philosophie et le cinéma à Berlin, puis à Paris. Elle y produit des travaux sur les cinéastes qui lui avaient fait aimer le cinéma polonais : Kieślowski d’abord, puis Wajda. Elle soutient une thèse sur le cinéma d’opposition polonais dans les années 1970, en travaillant sur les archives de la période communiste et sur le groupe de production X dirigé par Wajda. Nous filmons le peuple s’inscrit dans la continuité de ce travail.
Maîtresse de conférences en histoire du cinéma à l’université Paris I, elle continue à explorer les archives cinématographiques polonaises. Ce travail a par ailleurs donné lieu à la création du projet collectif Dokest89, sur la mémoire du communisme dans les documentaires post-89 en ex-URSS. Elle est également l’autrice de l’ouvrage Do Granic negocjacji (Aux frontières de la négociation), et d’À qui appartiennent les images, sur le statut des images d’archives, en collaboration avec Sylvie Lindeperg.
Filmer la Pologne communiste
Filmer la Pologne communiste
FRANCE CULTURE >>> Ania Szczepanska est l’invitée d’Entendez-vous l’éco, pour discuter du réalisateur polonais Krzysztof Kieślowski et son engagement contre le régime soviétique, aux côtés des travailleurs.
LIBÉRATION >>> Le documentariste polonais Krzysztof Kieślowski est mort jeune. Mais cela ne l’a pas empêché d’offrir à la postérité des œuvres monumentales. Retour sur son parcours, ses engagements et ses œuvres.
LE MONDE >>> Il avait reçu la Palme d’or au Festival de Cannes de 1981, Andrzej Wajda n’est plus.
27 mars 2023 08:38 - Petri
Splendide récit
21 mars 2023 21:15 - Yvon
Merci pour le cinéma polonais, merci , au cinéma d être au avant garde du devenir du monde de demain