Mémoire d'une ville
Il arrive qu’à vingt ans on veuille prendre l’air, quitter le pays pour s’établir loin, dans un ailleurs plus lumineux, plus vivant. C’est le cas de Régis Sauder qui, passé le bac, laisse derrière lui Forbach et sa déprime post-industrielle.
Il y revient des années plus tard, quand la génération des parents rend les armes, quand l’extrême droite a fait son miel sur le champ de ruine social. Entre temps, il est devenu cinéaste, et de ce retour il va faire un film, comme un tombeau dans lequel il déposera son souvenir de Forbach, le témoignage de ceux qui sont restés, les effluves de ce climat délétère qui profite au FN.
Retour à Forbach est enfin un film sur le rouleau compresseur de l’histoire.
Excentrics, une collection en partenariat avec la Scam
RETOUR À FORBACH
RETOUR À FORBACH
de Régis Sauder (2017 - 80’)
Trente ans après, le réalisateur revient dans sa ville natale : Forbach. Petit-fils de mineur, il cherche à dresser le portrait de ceux qui sont restés dans cette ville lorraine qui a subi de plein fouet la crise et la désindustrialisation et vu la montée du Front national. Ensemble, ils tissent mémoires individuelles et collectives pour interroger l’avenir à l’heure où la peur semble plus forte que jamais.
>>> un film produit par Aleksandra Cheuvreux & Violaine Harchin, Les alchimistes films
Récit polyphonique
Récit polyphonique
Pourquoi revenir à Forbach pour y tourner un film ? Quel a été votre point de départ ?
Il n’y a pas eu un point de départ mais plusieurs. J’ai quitté Forbach après le bac et j’y suis revenu régulièrement puis de moins en moins avec l’âge et ma vie ailleurs. C’est une succession de visites et de départs. Il y a dix ans dans le cadre de l’Atelier documentaire de la Fémis, j’ai écrit un film qui s’appelait Libérez Régis. C’était une réflexion autour de l’héritage, un projet plus narcissique je crois. Je n’ai pas fait ce film, mais je crois que Retour à Forbach est né à ce moment-là. Entre temps, j’ai construit une manière cinématographique d’être au monde. J’ai réalisé Nous, princesses de Clèves et Être là. Mais l’idée de faire un film sur mon héritage ne m’a jamais quitté et elle est liée au lieu d’où je viens et où tout a commencé. Le cinéma documentaire est une façon de transmettre et de partager une expérience, aussi intime soit elle. C’était important de faire le point sur ce qu’on m’avait donné.
Puis, il y a eu l’explosion du vote FN partout en France en 2014 et Forbach s’est retrouvé sous le feu des projecteurs. Florian Philippot s’est présenté aux élections municipales et au premier tour, il est arrivé en tête. J’étais à Marseille à l’époque et cette stigmatisation de la ville m’a interpellé. À ce moment-là, j’ai écrit une tribune dans Libération où j’expliquais, dans un mouvement de colère, que les habitants de Forbach avaient bien mérité ce qui leur arrivait. Je revenais sur les moments difficiles que j’avais passés là-bas. J’expliquais dans cet article pourquoi j’avais le sentiment que Forbach trahissait sa mémoire et comment j’avais, quelque part, trahi la ville, en la laissant derrière moi. Cette tribune était le premier acte de mon retour. Elle a été mal prise à cause de sa violence et de la colère maladroite de celui qui est parti et qui se permet de poser un regard sur ceux qui sont restés.
Pourquoi avez-vous eu le sentiment d’avoir trahi votre milieu d’origine ? Comme le dit Flavia, la directrice d’école, vous êtes revenu pour dénoncer la montée du FN ?
Quand on revient poser un regard sur un lieu où l’on ne vit plus, c’est compliqué pour les autres et c’est normal. La notion de trahison, c’est quelque chose qu’on m’a renvoyé. J’avais réussi, fait du cinéma, donc je n’appartenais plus à mon milieu d’origine. Mais en revenant faire ce film, je prouve mon attachement aux gens et au lieu. Aujourd’hui, je ne me sens pas dans la trahison. Ce que j’essaie de travailler, c’est ce parcours qui me met à distance de l’enfant que j’étais, à l’époque où je vivais à Forbach. Il y a un double récit dans le film.
Il y a d’abord l’histoire d’un homme qui revient dans un milieu où les gens ont eu d’autres parcours sociaux. C’est un parcours transclasse que je décris. Le film offre aussi une réflexion politique. La montée du FN traverse le film, elle irrigue les questionnements et les craintes pour l’avenir que partagent les protagonistes du film. Ce sont les deux arcs narratifs du film.
Comment définiriez-vous votre film ? Est-ce un essai politique, un journal intime, un film de résistance ?
J’aurais du mal à le définir mais pour moi, il offre une matière qui peut nourrir des réflexions politiques ou sociologiques. Le film vient s’inscrire dans un mouvement qui défend l’importance des récits de vie. La littérature en est pleine et ils m’ont aidé. J’ai été très marqué par Retour à Reims de Didier Eribon et par les livres d’Annie Ernaux La place, La honte, Une femme… etc. Ces récits, très intimes, sont en même temps universels. C’est ce que je voulais faire, raconter mon histoire et celle des gens que je croise.
Je voulais aussi ouvrir un espace où les spectateurs puissent se projeter, réfléchir à leur propre relation à l’enfance, à la transmission, à l’héritage et à la honte d’un milieu. Cette notion de honte sociale est très présente dans le film.
Vous avez tourné et monté votre film sur quelle période ? Les attentats de novembre 2015 et l’état d’urgence viennent l’imprégner d’une tonalité plus inquiète encore.
Le tournage s’est échelonné sur presque deux ans et demi. J’ai commencé à tourner en mai 2014 et j’ai fini cet hiver (2017, ndlr). Il y a plusieurs lignes narratives dans Retour à Forbach. Il y a le récit du passé, le mien, celui de ceux que je rencontre. Il y a le récit du présent, des gens et de moi qui fait un film. C’est donc aussi le récit de ce tournage. Un tournage qui a été rattrapé par l’actualité c’est vrai. Quand j’étais petit, la frontière avec l’Allemagne était fermée. On ne la traversait pas car mon grand-père, mon père et sa famille ont été déportés en Haute-Silésie pendant la Seconde Guerre mondiale. On ne la franchissait pas car de l’autre côté, il y avait l’ennemi. Cette frontière était ouverte bien sûr au début du tournage. Mais suite aux attentats, elle s’est refermée. Être à la frontière, c’est être aux premières loges de l’angoisse, de la peur et forcément, ça joue dans le climat politique de la ville.
De la même manière, quand j’ai commencé à tourner, la vente de la maison de mon enfance n’était pas prévue. Mais la situation familiale a évolué. La maladie de mon père a fait que mes parents ont dû quitter la maison. Mon histoire personnelle m’a aussi rattrapé. Si j’avais conscience que la maison avait de l’importance dans le film, je n’avais pas du tout prévu qu’il se construirait sur sa disparition. C’est aussi ça la puissance du documentaire.
Tout ce qui se joue dans un temps long de tournage offre au film sa dramaturgie et sa profondeur. Quelque part, c’est un peu ce que je dis à la fin du film, j’avais un rendez-vous et je l’ai honoré.
Votre film met en perspective une mémoire individuelle et collective mais aussi plusieurs générations. Celle qui a tout donné à la mine et l’actuelle qui, selon Hakima, réfléchit et ne se laissera pas faire. Croyez-vous en sa capacité de résistance ?
C’est tout l’objet du film. La nouvelle génération doit se construire sur la nécessité de la mémoire et de l’histoire. Elle doit être consciente des enjeux de domination. Mon grand-père était mineur. La mine a nourri les récits familiaux. Comme le disent plusieurs personnes dans le film : On a tout donné à la mine et finalement, qu’est-ce qu’on a reçu ? Ce récit polyphonique donne la possibilité de se souvenir de cette histoire-là et d’en faire quelque chose pour que cela ne se reproduise plus. Est-ce que cette génération ne se laissera pas faire, comme le dit Hakima ? J’y crois et j’espère que le film contribue à ce qu’elle puisse prendre conscience de sa place.
La représentation que vous donnez de Forbach fait penser à la citation de Deleuze : Ce qui est terrible, ce n’est pas de traverser un désert, mais de grandir dans un désert, écrit-il.
J’ai bien conscience de la représentation que je donne de Forbach. Je voulais figurer cette idée de désert et montrer l’abandon des services publics, comme c’est le cas dans la cité du Wiesberg. Je crois que le désert est aussi d’ordre idéologique et politique. À Forbach, existe également un désert sanitaire. C’est de plus en plus compliqué d’avoir accès aux soins. Il n’y a plus de magasins, donc les gens préfèrent la ville frontalière de Sarrebrück ou les grands centres commerciaux. Quand j’ai commencé le film, la seule librairie de la ville fermait. Aujourd’hui, il y en a une qui a rouvert, pour combien de temps ? Mais il ne faut pas amplifier le caractère désertique de ces zones. À Forbach, on trouve une scène nationale et des politiques d’accès à ces lieux, il y a des gens qui se battent. Mais on ne peut pas se battre seul contre un système qui organise la désertification des petites villes.
Un sentiment de déréliction domine dans votre film qui prend des accents de tragédie moderne…
L’idée d’un monde qui s’écroule, qui coïncide avec la fin de la mine, traverse effectivement le film. Aujourd’hui, la crise économique marque la ville. On ne peut pas passer à côté et ce n’est pas le montage qui le met en lumière. Il y a quelque chose de l’ordre de la tragédie, en effet. Flavia est une figure tragique qui lutte seule, ou presque, contre cet écroulement. Je pensais souvent au cinéma de Ken Loach et à ses histoires qui racontent un abandon orchestré des services publics. Quand on a exploité un territoire et qu’il n’y a plus de matière première, on l’abandonne. C’est l’implacable logique du profit.
Vous représentez toutes les institutions dans votre film (l’éducation, la religion, la politique, la santé). Pourquoi avez-vous tenu à leur accorder cette place ?
Parce que c’est l’endroit où tout se construit. À ce titre, le cinéma de Frederick Wiseman me touche beaucoup et je suis très attentif à prendre le pouls des institutions. C’est là qu’on mesure la santé d’un territoire. Sandrine dit qu’elle est surprise par l’absence totale de revenus quand elle remplit les dossiers de bourse. C’est aussi à l’école qu’on mesure la bonne santé d’une ville. L’institution scolaire fait le dernier lien avec la population. Qu’est-ce qui reste quand on est dans cette situation d’abandon ? L’éducation des enfants. Mohammed le dit. Il a un petit garçon et il se demande ce qu’il va lui transmettre.
Diriez-vous que Forbach est le film d’un homme en colère ?
J’ai cru, à un moment donné, que j’allais appeler ce film La colère. Je suis en colère, mais pas contre Forbach. Le film, et tout ce trajet que j’ai accompli, m’ont aidé à m’apaiser. Il y a ce très beau film de Paul Otchakovsky Laurens (Éditions POL), Sablé-sur-Sarthe, Sarthe. POL dit qu’il a été malheureux dans cette ville mais qu’aujourd’hui, si des gens y sont malheureux, ce n’est pas à cause de la ville mais des gens. Quant à moi, je suis peut-être en colère, mais je crois que je ne l’exprime pas dans le film. Mon film procède plutôt à une réconciliation. Tout le travail autour de Retour à Forbach est un mouvement d’apaisement et un récit de dénonciation des mécanismes de domination qui ont plombé la ville comme beaucoup d’autres ailleurs, et en ça, je n’essentialise pas Forbach.
Ces indices d’apaisement s’expriment d’ailleurs dans les derniers instants du film. C’est le soleil qui pointe, le panneau de signalisation Forbach, ville fleurie...
C’est un mouvement de renaissance, même si rien n’était vraiment mort. Il y a là-bas de belles personnes impliquées. Mon cinéma consiste à aller vers des figures héroïques. Évidemment, c’est le cinéma qui restitue cette dimension-là. Mais pour moi, il est héroïque d’aller enseigner tous les jours, tout comme de rester dans un endroit et de lui résister. Le film porte l’espoir que nous pouvons déjouer le destin funeste qui nous est annoncé.
Régis Sauder
Régis Sauder
Né en 1970 à Forbach, Régis Sauder vit aujourd’hui à Marseille. Après des études de neurosciences, il s’oriente vers le cinéma documentaire. Il réalise de nombreux films dont deux longs métrages sortis en salles : Être là et Nous, princesses de Clèves. Il a également réalisé des installations pour le théâtre et des musées.
Un devoir de mémoire
Un devoir de mémoire
TÉLÉRAMA >>> C'est une drôle de ville, Forbach. Toute proche de l'Allemagne qui l'a d'ailleurs récupérée durant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, après la faillite du bassin houiller, la ville est vide, déserte, ruinée.
LA CROIX >>> Retour à Forbach est une œuvre fascinante sur la mémoire. Celle d’une ville telle qu’elle fut présente à celui qui l’a quittée et la retrouve, forcément différente. Celle que le remplacement permanent des choses et des êtres réinterroge à chaque instant.
FRANCE INTER >>> Il a donc manqué des mots et une histoire racontée au sujet de cette ville entre deux mondes, entre vainqueurs et vaincus. Il a aussi manqué des mots pour raconter une histoire industrielle et un déclin inéluctable. C'est le piège dans lequel les habitants sont pris aujourd'hui.
7 janvier 2022 13:28 - CHOTTARD Paskal
Un beau récit documentaire, avec beaucoup de questionnements et d'humilité.
Je ne suis passé que deux fois à Forbach et c'était pour me rendre en Allemagne, dans les années 2006 et 2007. Je m'y suis arrêté pour prendre un petit déjeuner sur ma route.
Personnellement, j'ai ressenti une certaine tristesse, une ville un peu morte pour moi (mais peut-être à tort). Une bourgade qui ne m'a pas laissé sans émotion malgré tout mais sans savoir pourquoi...