Pur Fantôme
Cet homme qui me frappe, si sûr de son monde, si sûr de lui-même, qui pousse l’orgueil jusqu’à m’imposer son monde, alors que moi, la seule certitude que j’ai jamais eue dans ma vie, c’est de l’avoir aimé.
PUR FANTÔME
un film de Sébastien Durand (2003)
L’angoisse et la folie d’une femme persuadée de ne pas être…
Le film, un photo-montage sonorisé, a été tourné au Petit jardin, une ancienne salle de bal du quartier de Recouvrance à Brest. Elle a été détruite peu après le tournage. Le film fait partie du catalogue du Collectif Jeune Cinéma, première coopérative de cinéma expérimental et différent fondée en France. En 2011, il a été diffusé au Centre Pompidou pour les 40 ans du Collectif.
LE TEXTE
Nous publions ici le texte de Pur fantôme d’Owen Sichez et Sébastien Durand ; la voix intérieure d’une femme qui soliloque tout en subissant les gifles de son amant.
Pas.
Pas bouger.
Rien. Faire. Attendre.
Que ça passe, ça s’arrête. Que tout reprenne au début, recommence, recommence…
Ne plus s’acharner.
Je sais plus.
Une baffe, de celle qu’on s’empresse d’oublier. Ne pas y croire. C’est plus rassurant.
Comme le nom du type qui me frappe…
Tout ça n’avait plus aucune importance.
J’veux dormir. Arrêter de me souvenir, surtout ne plus penser, ne plus vouloir.
Rêver. Non.
Je sais plus.
Hier, je pense à ces petites crises rapides.
Demain, ces petits moments d’angoisses si rassurants.
Aujourd’hui, comme l’année prochaine, je crois, pour mes 35 ans et l’année avant aussi, pour mes 18, à rouler en voiture sur une route interminable en ayant l’impression de rester sur place. Je n’ai pas avancé. Je suis passée une centaine de fois au même endroit sans jamais y faire attention. Voir l’espace autour de moi se diluer, tout s’est ramassé en un point.
Tomber, tomber, tomber … Recommencer.
Je pense : Tout ça n’est qu’une surface dénuée de la moindre profondeur.
Des souvenirs instantanés d’une vie sans lien.
A cinquante ans, je suis morte.
Seule.
Simples désirs de corps inhabités.
Je plane, vidée de poids et de pensée.
À 10 ans, j’apprendrai que le père noël existe.
J’ai peut-être mon premier orgasme à 21 ans.
Moi, à 40 ans, encore vieille malgré mon âge.
À 20 ans, je suis grand-mère.machine
À 132 ans, je meurs dans un carambolage, encore une fois.
Et je ressuscite à 25.
Et maintenant, j’en suis là.
Ne rien faire, attendre que tout soit possible.
Et j’en suis à traquer la moindre trace de nécessité, le moindre indice de preuve.
Des scènes qui se répètent inlassablement. Une aux rouages grippés. Que tout reprenne au début.
Comme la fois où en dansant, j’ai senti comme une perte de contrôle de moi-même, comme si je n’étais plus maîtresse de mes mouvements. Un pantin soumis à une force qui le dépasse.
Je sais plus.
À 60 ans, je me marierai.
Je n’arrive même plus à me rappeler quel âge je peux bien avoir.
Peut-être ne suis-je simplement pas.
J’ai commencé à douter de plus en plus, à y accorder de l’importance, comme si un nouveau monde s’imposait à moi, comme si une nouvelle réalité tentait de s’imposer beaucoup plus fortement que celle consistant à prendre des baffes dans la gueule.
À 14 ans, je me suis rendu compte que toutes les réalités étaient pourries.
À 13, j’arrêterai d’espérer quelque chose de tout ça.
Tout se désagrège, des morceaux de moi, des morceaux de monde s’envolent dans tous les sens.
Je n’ai plus de corps. Je n’ai jamais eu de corps, je n’en veux plus. Prenez et mangez, ma chair.
Ne plus vouloir tout court.
À 7 ans, j’ai pleuré.
À 3 ans 1/2 j’étais une pro du violoncelle.
Maman.
Se satisfaire du vide qu’il y a derrière.
À 40 ans, je saurai que l’art n’est qu’une réponse à une frustration.
Être un cadavre qui rêve sa vie, qui se débarrasse petit à petit de son futur, un fantôme.
À 27 ans, on m’a dit que Dieu n’était qu’une représentation de l’absolu.
J’ai eu 3 enfants, un a 15 et l’autre a 35.
Quand la ligne droite en devient pointillée.
Se réfugier dans l’habitude, se protéger au maximum, s’abriter derrière tout ce qui se passe…
Pour mes 30 ans, on m’a offert un disque.
Je me sens affreusement coupable.
Coupable d’avoir fait les mauvais choix, d’avoir cru ce qu’il ne fallait pas croire, je n’ai pas assez réfléchi, j’ai trop pensé. Coupable d’avoir voulu suivre mes instincts comme cet homme qui me frappe, si sûr de son monde, si sûr de lui-même, qui pousse l’orgueil jusqu’à me l’imposer, son monde, alors que moi, la seule certitude que j’ai jamais eue dans ma vie, c’est de l’avoir aimé.
Une mémoire qui voyage entre passé et futur
Sebastien Durand : J’ai été très marqué par La Jetée de Chris Marker. Mon film adopte plus ou moins le même dispositif formel. Il se compose entièrement d’images fixes qui se succèdent derrière une bande sonore. Mais il est aussi question de mémoire. Une mémoire trouble et désordonnée qui voyage entre passé et futur. La mémoire d’un lieu. Ici, une salle de bal désaffectée et vouée à la destruction.
Les images fixes sont des photographies que j’ai numérisées par la suite. J’ai utilisé un appareil photo argentique qui permettait une cadence de prise de vue de dix images par seconde, ce qui me donnait la possibilité de bien décomposer les mouvements des comédien(ne)s. Le personnage principal est interprété par quatre comédiennes, non pas pour évoquer une personnalité multiple mais pour exprimer son décrochage avec le réel et son identité. Je me suis rendu compte lors des projections que certains spectateurs ne s’apercevaient pas de ce changement de visages…
Le film a été diffusé à de nombreux festivals dont les inattendus à Lyon en 2004. C’est là qu’il a été remarqué par le CJC, coopérative, distributeur et diffuseur d’un cinéma dit différent. Lors des 40 ans du collectif, Pur Fantôme a été projeté au Centre Pompidou à Paris.
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