Passé revisité

rocher visage humain une fille de ouessant

En résidence dans le sémaphore du Créach à Ouessant, Éléonore Saintagnan se laisse porter par les tons changeants du paysage, les humeurs de la météo, pour fantasmer une vie antérieure, celle d’une jeune femme, Barba, au temps où l’île baignait encore dans une authenticité crue, les femmes y vivant entre elles, fortes et délaissées par des hommes qui partaient en mer et s’y abîmaient parfois. Sa narration, adossée sur des archives de la Cinémathèque de Bretagne, fonctionne à merveille.

Barba enfantera tandis que sa sœur Anne ne verra rien venir. À scruter l’horizon, à s’en remettre à Dieu et à ses saints, à vivre en compagnie des moutons, l’on se laisse emporter sans peine dans cette histoire imaginaire, et peu à peu gagner par la croyance ancrée dans une foi inextinguible dans le cinéma comme expérience de spiritisme.

UNE FILLE DE OUESSANT

de Éléonore Saintagnan (2018 - 28’)

Retrouvez ici la bande annonce de cette oeuvre (les droits de diffusion sur KuB sont arrivés à échéance).

L'île d'Ouessant est la plus à l'ouest, tout au bout de la pointe de la Bretagne. La dernière terre avant l'Amérique. Autrefois, les hommes travaillaient tous en mer et l'île était peuplée presque uniquement de femmes. Éléonore Saintagnan plonge dans les archives et s'identifie à Barba, une fille de Ouessant dont le père a disparu en mer sans laisser de traces. Entre film de vacances, documentaire anthropologique et fiction, le film prend la forme d'un conte ethnographique.

>>> un film produit par Alice Lemaire et Nicolas Lebecque, Michigan Films et Mains d’œuvres

INTENTION

Croisée des genres et impureté

Les moutons de Ouessant et le phare

par Éléonore Saintagnan

En mai 2014, je me suis retrouvée, à l'invitation de l’association Finis Terrae, dans le sémaphore du Créac’h à Ouessant, reconverti en résidence d’artistes. Habiter seule cet ancien bâtiment maritime durant un mois, à l’extrémité du bout de l’Europe – là où la terre finit - a attisé ma curiosité.
Sur place, je me suis nourrie d’anecdotes, sur les naufrages, sur les moutons, sur la vie d’hier et d’aujourd’hui. Le vent m’a chaque jour rappelé la rudesse climatique de l’île. J’ai rencontré des habitants qui m’ont appris à filer la laine. Peu à peu, je me suis plu à croire qu’il serait possible de tirer un film de cet amas d’informations et de sensations. J’ai donc commencé à tourner.
Les iliens m’ont rapidement fait comprendre qu’ils ne souhaitaient pas être filmés. Ils se méfient toujours un peu des continentaux, qu’ils soupçonnent d’être en recherche de pittoresque. Je me suis donc mise à imaginer une forme cinématographique différente, qui tendrait vers la fiction, tout en se nourrissant du réel. Cette première contrainte et son dépassement ont finalement enclenché chez moi un processus libérateur.


J’ai commencé à penser un film qui serait à la fois le portrait de l’île mais qui inclurait aussi ma présence dans le sémaphore du Créac’h. Pour cela, j’ai imaginé une fiction qui tisserait des liens avec les légendes et les anecdotes que j’avais récoltées. Je voulais raconter ce que j’avais appris à Ouessant : les moutons et la proëlla, le vent et la mer, les moulins et les naufrages. Je voulais qu’il y ait une résonance systématique entre les éléments narratifs et la réalité.
Pour mieux ancrer la fiction dans la réalité, j’ai choisi d’utiliser des images d’archives, notamment celles tournées par l’abbé Mocaër dans les années 40, que j’ai découvertes à la Cinémathèque de Bretagne. Je les ai insérées dans la fiction parce que ce sont aussi elles qui ont nourri mon imaginaire et ma rêverie. Un autre effet de leur présence est de détemporaliser le récit, en mélangeant présent et passé. Le principe de résonance entre fiction et documentaire est double car il est aussi personnel. Ouessant me permet aussi de trouver une distance avec mes angoisses intimes.
N’ayant pas d’acteurs, j’ai choisi de figurer à l’écran et d’utiliser des intimes pour interpréter les personnages. Par ailleurs, le recours à la fiction m’a certainement permis de mieux déployer la dimension magique de l’île, avec, derrière, l’idée d’un documentaire qui ne se bornerait pas au réalisme mais qui pourrait aussi décrire un rapport fantasmatique au monde.

Croisée des genres et impureté.

Une fille de Ouessant est aujourd’hui une œuvre à la croisée de plusieurs genres. C’est la chronique de mon séjour sur cette île, de mes activités et de mes découvertes. Ce cheminement permet, plus largement, de dresser aussi le portrait d’Ouessant, un portrait incomplet, en creux, subjectif, fait des anecdotes que j’ai découvertes et des impressions que m’ont laissées l’île, son paysage et ses habitants. J’ai essayé de faire tenir ensemble deux esthétiques diamétralement opposées : le reportage et la fable. Je voulais que la rencontre de ces deux narrations opposées fasse naître une sensation particulière, qui rendrait compte au mieux de mon séjour à Ouessant, un tiraillement entre le mysticisme que m’inspirait l’île et la dure réalité d’y vivre.

Enfin, il reste toujours je crois, quelque chose du plaisir que nous avons pris à le tourner, un penchant pour le bricolage et le ridicule qui permet au film de s’écarter d’un sérieux trop austère. Je travaille toujours avec cette volonté de ne pas être trop pesante. L’équilibre que j’ai cherché entre légèreté et gravité s’explique mieux et plus succinctement en prenant pour exemple la représentation du sacré. Quand Saint Roch surgit du buisson, il y a évidemment quelque chose d’un peu hérétique à utiliser une représentation si prosaïque d’un saint de l’église chrétienne. J’ai en revanche vraiment été fascinée par son histoire, j’ai eu une réelle fascination pour ce rocher fendu dans lequel les deux sœurs glissent leur main et le rayon vert que j’ai pu observer à deux reprises et filmer une fois, m’est apparu comme tout à fait magique, même s’il nécessite encore d’être mieux étalonné pour rendre l’effet saisissant qu’il m’a procuré dans la réalité.

Le cinéma que je pratique laisse toujours une place importante à l’aléatoire. Ici, la narration s’est construite par improvisation. J’ai sollicité les quelques personnes qui m’entouraient et j’ai écrit au fur et à mesure une histoire minimale, avec ces quelques personnages, qui me permettait dans le même temps de raconter l’île. J’ai cherché à rendre au mieux ce tout petit bout d’espace, à le diagnostiquer. J’ai filmé méticuleusement les paysages sublimes qui ne cessent de varier en fonction de l’heure de la journée, de la luminosité et du climat. J’ai pris un grand soin à travailler les cadres et la composition. Le choix de ce huis-clos presque théâtral, même si à ciel ouvert, contraste avec la grandiloquence des éléments. Par un principe de renversement, c’est presque la fiction qui est pauvre tandis que le documentaire est lui plus impressionnant.

Une fille de Ouessant est un film impur, tant il est vrai que je me méfie de la pureté. Déjà, les images ont différentes provenances : images d’archives amateur, émission de télévision, paysages filmés en plein ou au travers d’une jumelle, fiction... J’aime l’idée de cette diversité à l’écran qui souligne que le récit évolue par strates, par couches de temps et de narrations. De surcroît, cela rend évident le processus de fabrication du film, qui ne cherche pas à gommer ses artefacts.
Encore une fois, j’aime l’idée du bricolage et de l’artisanat.

BIOGRAPHIE

Éléonore Saintagnan

Eleonore Saintagnan

Née à Paris en 1979, Éléonore Saintagnan vit et travaille à Bruxelles. Après des études universitaires d’arts plastiques et de cinéma documentaire à Lussas, elle suit le post-diplôme Le Fresnoy, puis le Master SPEAP à Sciences-Po. Son travail, qui relève à la fois des arts plastiques et du cinéma, a été montré dans des centres d’art en Europe et en Asie (Palais de Tokyo à Paris, Wiels à Bruxelles, la Criée à Rennes, ICA à Londres, MMCA à Séoul, Triennale de Nanjing en Chine) comme dans des festivals de cinéma (FID Marseille, Hors-pistes au Centre Pompidou, Visions du réel à Nyon, Doc Fortnight au MoMA de New York...).

REVUE DU WEB

Ouessant, il y a un siècle

FRANCE INTER >>> C’est le meilleur des confinements : face à la mer, dans un sémaphore au bout du Finistère. Il règne sur ce petit film une très douce et charmante mélancolie iodée.

LA CRIÉE >>> À La Criée, Éléonore Saintagnan transforme l’espace en place de village, un lieu imaginaire qui se situe à la croisée des différents endroits où elle a travaillé (Japon, Corée du sud, Ouessant, Montreuil-sur-Mer, Ballon des Vosges, etc.).

COMMENTAIRES

  • 4 avril 2021 10:01 - Florence

    Un petit bijou ! Fiction et documentaire, passé et présent, sont portés par cette voix off si touchante. "Bricolage" audacieux et montage fluide. Merci

  • 19 mars 2021 09:04 - SALAUN Anaig

    Merci et Belle continuation

CRÉDITS

réalisation Éléonore Saintagnan
image Éléonore Saintagnan, Grégoire Motte

montage son Romain Ozanne
montage image Frédéric Dupont
étalonnage Nicolas Lebecque
mixage Romain Ozanne
musique originale Rosemary Standley & Dom la Nena - Birds on a Wire

production Michigan Films & Mains d’œuvres
avec le soutien de Finis Terrae, du Département de Seine-Saint-Denis, de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Cinémathèque de Bretagne

en collaboration avec Red Shoes

Artistes cités sur cette page

Saintagnan Real Fiche Auteur

Éléonore Saintagnan

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