Théâtre en profondeurs
Donvor est un projet rare dans sa démarche, qui consiste à produire une création artistique aux côtés de scientifiques au travail. Les sciences exactes, par essence, font peu cas de l’imaginaire, et de leur côté les artistes ont tendance à s’affranchir de la rationalité. Voici donc deux manières d’être et d’œuvrer qui peuvent, moyennant une écoute mutuelle, donner lieu à des travaux complémentaires : ce qui est, et ce à quoi cela fait penser.
L’exploration scientifique porte ici sur les grands fonds, dernières zones inconnues que des objets techniques permettent à présent de faire sortir du néant. Merveille de la découverte d’un continent nouveau, inquiétude de voir que même ici, le productivisme humain a déjà causé des dommages.
L’autre originalité de Donvor, est de renoncer à nous en faire voir de toutes les couleurs pour nous focaliser sur l’écoute de sons, témoins de ce monde, et d’un récit qui nous y conduit pour une expérience existentielle qui nous rend conscients de notre place et de notre rôle ici-bas.
DONVOR
DONVOR
de Teatr Piba (2020)
Fruit d’une expérience inédite de collaboration artistique et scientifique au long-cours entre Teatr Piba et l’Ifremer, le spectacle Donvor voit le jour en janvier 2020.
Le public est convié à une aventure théâtrale radiophonique singulière, livrant le récit d’une exploration, celle de David Wahl et de ses comparses Charlotte Heilmann, Karine Dubé-Guillois et Krismenn, des grands fonds océaniques aux confins du monde occidental. Les spectateurs sont placés au centre d’un dispositif immersif et prennent part à un voyage sensoriel d’une centaine de minutes, tour à tour onirique et réaliste, voyage initiatique en va-et-vient entre plongées dans les abysses et vie à bord.
Spectateur en immersion
Spectateur en immersion
par Thomas Cloarec
La recherche en environnements profonds est un domaine scientifique naissant, directement lié aux progrès de la technologie qu’elle requiert. Plus de 90% des grands fonds représentent encore à ce jour une Terra incognita. La tension entre les mythologies des grands fonds et les fruits de la recherche contemporaine ont permis à David Wahl de bâtir un récit d’exploration puissant, laissant constamment émerger le poétique et le fantastique.
Donvor en breton se traduit littéralement par mer profonde. Dans l’usage pourtant, cela fait plus précisément référence à la haute mer ou au large. Donvor alors, ce serait peut-être cette profondeur insaisissable de l’horizon du monde, ce là-bas qui ébranle nos certitudes, cet inaccessible à la clarté sèche du connu ? C’est peut-être ce qui me touche dans cette aventure artistique et scientifique : ce déplacement de nos êtres au fil des semaines de nos immersions nous a fait réaliser qu’en fait de sciences du profond, nous nous étions peut-être embarqués dans une épopée aux dimensions initiatiques.
Plus prosaïquement, j’ose croire que ce qui rend cette aventure si captivante, émouvante et drôle, c’est son hybridité et sa modernité, ce curieux voyage d’une bande d’artistes et de scientifiques en contrées inconnues, la science et la création, l’océan et ses profondeurs, le nouveau monde. Ce même voyage aux dimensions universelles qui nous oblige à regarder avec lucidité, ce en quoi les travaux de nos scientifiques ont fort à voir avec les enjeux de l’exploitation et la surexploitation du vivant et des océans, avec les interactions océan-climat, et donc avec le réchauffement climatique. À l’avenir de notre planète et de l’humanité en somme.
Le Journal de bord Donvor de David se narre en deux parties : un embarquement à bord du Pourquoi-Pas ? sur l’Océan Atlantique, en juillet 2017, et une résidence en Colombie Britannique, en septembre 2017. Ces deux parties se distinguent car elles ne répondent ni aux mêmes contextes d’embarquements, ni aux même contraintes d’écriture. À la forme sobre et exploratoire du carnet de bord scientifique, succède le récit d’un voyage initiatique dans le nouveau monde. La dimension anthropologique reste essentielle au fil des deux parties de ce récit, et l’on réalise finalement peu à peu que beaucoup de résonances opèrent, sur un plan scientifique, autant que sur un plan philosophique ou poétique. Chaque volet du diptyque finit par répondre à l’autre, en lui opposant une sorte de miroir, des abymes océaniques aux forêts primaires, où l’infinitésimale humanité tutoie constamment les échelles de temps géologiques. Nous avons imaginé d’emblée un dispositif qui placerait le spectateur dans une situation d’immersion inédite, en questionnant l’ergonomie de son rapport au plateau, mais également en lui offrant la sensation d’une expérience en temps réel. Cette expérience repose notamment sur une narration en son 3D/binaural où chaque spectateur sera équipé d’un casque audio, ce qui lui permettra d’établir un rapport très intime avec le récit.
Nous avons choisi de porter la relation de voyage Donvor à plusieurs voix, quand bien même celle-ci se raconte à la première personne. Tout d’abord pour rendre compte de la dimension collective de l’aventure, que du caractère collectif des campagnes scientifiques – aventures humaines. Nous ne travaillerons pas à incarner une quelconque galerie de personnages qui auraient pris part à une campagne scientifique, mais bien de porter et de donner à entendre avant tout une pensée. J’ai proposé aux interprètes de ne pas s’approprier un segment particulier du texte et de faire circuler celui-ci au fil des mois de création, afin d’éviter toute accaparation ou personnification.
D’une polyphonie à un polyglottisme, comme dans les précédentes créations du Teatr Piba, nous accordons une large place au multilinguisme dans l’écriture. Il ne s’agit pas de perdre le spectateur mais bien plutôt de le déplacer dans l’écoute et de le décentrer d’emblée, en créant des formes d’anomalies sonores. Une comédienne française francophone, une comédienne québécoise, un comédien brittophone porteront le récit, ce qui nous permettra par ailleurs en sorte d’être en mesure d’offrir au spectateur, au gré des lieux de représentations, un réel choix de versions.
De la réalité au conte
De la réalité au conte
par David Wahl
Faire naître un spectacle d’une problématique scientifique et écologique, élaborer un texte destiné à la scène au cours de campagnes scientifiques... pour un auteur qui travaille à la rencontre de ces deux univers, c’est exaltant. D’autant que ce monde sous-marin si fascinant, je l’avais déjà rencontré lors d’une création précédente, La Visite curieuse et secrète, née d’une collaboration entre le Quartz-scène nationale de Brest et Océanopolis – Centre de culture scientifique et technique dédié aux océans. Dans mon travail, je cherche en effet à composer des histoires, des récits, qui se construisent après de longues enquêtes menées auprès de scientifiques, d’historiens, de philosophes, à partir de thèmes allègrement distendus en tous sens. Je recueille des histoires oubliées, des audaces philosophiques ignorées, des découvertes scientifiques encore confidentielles. Je mélange les genres les époques, les sciences, les domaines d’appréhension du monde. Et à partir de là j’essaye de bâtir une dramaturgie, une narration, une poétique. Donner à toute cette réalité — car c’est la réalité seulement qui m’intéresse — l’aspect d’un conte, d’une épopée.
Il s’est agi pour moi d’embarquer le spectateur dans un voyage mêlant la vérité aux légendes, la science aux histoires, les savants aux marins. Lui donner le goût de l’expédition que nous avons vécue. Partager les découvertes, les questionnements, les enjeux et les sensations d’une aventure hors-norme. Parvenir à une construction émotionnelle d’un savoir réservé d’ordinaire aux seuls connaisseurs.
Une épopée sublimée
Une épopée sublimée
par Pierre-Marie Sarradin, Jozée Sarrazin
Depuis plus de vingt ans, en tant que scientifiques, nos recherches nous ont menées à découvrir des écosystèmes fascinants, d’une beauté à couper le souffle. À participer à la découverte de faunes nouvelles jamais décrites. À cultiver le sentiment que le sol foulé l’est probablement pour la première fois. Nous sommes conscients de la chance que nous avons de faire partie des explorateurs de la dernière frontière de notre planète, d’avoir accès non seulement au plus grand écosystème de la Terre mais aussi le moins connu. Ces environnements insolites sont aujourd’hui menacés, voire déjà impactés, par les activités humaines. C’est cette menace grandissante qui, en partie, nous pousse aujourd’hui à vouloir diffuser à plus grande échelle nos connaissances.
Au fil des échanges est né le désir d’essayer de toucher cet autre public, celui qui n’est pas nécessairement attiré par la science, de faire naître une envie de découvrir en racontant une histoire, en montrant la beauté, en suscitant le rêve. C’est parce que nous pensons que l’acquisition de connaissances mène à l’envie de protéger notre planète que nous avons imaginé ce projet avec l’équipe artistique de Teatr Piba.
Depuis deux ans, cette expérience art et science nous a permis de nous extraire du monde scientifique et de sa rigueur, et de soumettre aux regards des artistes nos recherches. Nous avons confronté nos univers au cours de résidences alternatives en mer et à terre, résidences qui constituent le fondement même du futur spectacle. Ce dernier sera pour les spectateurs une expérience autre, un peu à l’image de celle qu’un chercheur des grands fonds expérimente quand il descend dans les abysses. C’est avec étonnement et émotion que nous avons découvert les ébauches de cette future épopée au sein de laquelle les artistes ont su retransmettre, voire sublimer, notre quotidien et nos questionnements.
TEATR PIBA
TEATR PIBA
Le Teatr Piba est une compagnie professionnelle basée à Brest. Sa création, en 2009, est la suite logique des rencontres et des collaborations de différents artistes ayant en commun la langue bretonne. Comédiens, musiciens, metteurs en scène défendent un théâtre en breton, contemporain et vivant.
Découvrez tous les collaborateurs de la compagnie en cliquant ici.
Coopération artistique et scientifique
Coopération artistique et scientifique
OUEST FRANCE >>> On a testé Donvor, le spectacle qui se joue dans les abysses : on s’allonge sur un transat, on se met un masque opaque sur les yeux, on se pose un casque sur les oreilles. L’immersion est totale.
LE PHILOSOPHOIRE >>> La division du travail artistique et scientifique, sous la forme connue de nous, a eu lieu (a été entretenue et est entretenue tant dans les mentalités que par les institutions). C’est un fait de société désormais – et ceci à une grande échelle : discours, recherches, ministères, enseignements – dont on ne voit pas qu’il ait encore changé à l’ère de la mondialisation et de ce que les sociologues appellent désormais les sociétés liquides.
LE TÉLÉGRAMME >>> Podcast Maison Mer : Plongée dans les abysses. Jozée Sarrazin est scientifique à l'Ifremer. Elle nous raconte sa toute première plongée dans l'obscurité des abysses, à bord d'un minuscule sous-marin, à la découverte de sa source hydrothermale.
FRANCE CULTURE >>> Les artistes et la mer, je t’aime moi non plus. Durant l’été 2018, le MuMa au Havre a proposé une exposition explorant les liens entre les artistes et la mer, du XIXe siècle à nos jours. Pour évoquer ces imaginaires artistiques, Olivia Gesbert a rencontré Nicolas Floc’h, artiste exposé, et Denis-Michel Boëll, un des commissaires.
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