La fabrique du silence
La fabrique du silence est une incise dans la saison 2 du Journal breton (FRANCE CULTURE, Les pieds sur terre).
Durant quatre épisodes, Inès Léraud poursuit ses investigations en Centre Bretagne. Depuis deux ans qu’elle vit dans les Côtes d’Armor, sa capacité d’empathie et sa ténacité fragilisent l’omerta que fait régner l’industrie agroalimentaire bretonne sur les conditions de travail, les risques environnementaux et sanitaires. Les langues se délient, un réseau se met en place pour faire remonter l’information, malgré les menaces, les pressions et l'autocensure.
En octobre 2017, Inès Léraud a reçu le prix Reporters d'espoirs pour la série de reportages Des citoyens qui changent le monde.
La série La fabrique du silence a été sélectionnée en décembre 2017 par Télérama comme pépite de l'année radio 2017 en France.
5. Au salon de l'agriculture
5. Au salon de l'agriculture
Ils ont sur nous un droit de vie ou de mort. Un producteur de lait et un éleveur dénoncent les pratiques et les intimidations des groupes industriels pour lesquels ils travaillent, dont Lactalis, lorsqu’ils tentent de remettre en cause leurs conditions de travail.
L’entreprise, propriété de la famille Besnier, 118e fortune mondiale, attire l’attention des médias notamment par ses produits frelatés (laits à la salmonelle pour bébés) et son chiffre d’affaires astronomique 17 300 M€.
Sur le terrain, la moyenne du prix d’achat du lait est passée bien en dessous de 300 €/m3 alors que le coût de fabrication se situe à 350 €. Régis, producteur de lait qui refuse les OGM et produit l’aliment sur l’exploitation, travaillait pour Lactalis, jusqu’au jour où il s’est permis de critiquer la politique tarifaire de l’entreprise au micro d’Envoyé Spécial. En représailles, son contrat est abrogé.
Ça ne s’est jamais vu de perdre de l’argent pour produire un produit de première nécessité ! Il quitte la FNSEA qui trahit les agriculteurs, et se rend bien vite compte qu’aucun « concurrent » du géant laitier ne signera avec lui. Existe-t-il donc un accord - illégal - entre groupes pour couler les agriculteurs revêches ?
L’issue heureuse passera par la rencontre de Nicolas Chabanne, dirigeant de C’est qui le patron ? qui a mis en place un circuit de distribution équitable.
Même petite musique grinçante dans l’élevage. Inès Léraud recueille le témoignage d’un éleveur breton qui raconte les conditions de collaboration qui le lie à son intégrateur. Ce dernier lui livre les poussins, l’aliment, puis récupère la viande à un prix imposé. Les contrats sont signés pour dix ans, quoi qu’il en coûte. Cet homme se rebellera lui aussi et, après quelques années passées en procédures, il créera une jurisprudence permettant aux éleveurs de casser ces contrats iniques.
On est des OS (ouvriers spécialisés = le plus bas niveau de qualification, NDLR), mais sans le salariat. Ces agriculteurs doivent se taire, se soumettre, à moins de s’arracher à l’infernale machine industrielle et passer à la vente directe.
6. Au lycée agricole
6. Au lycée agricole
Après avoir vu les vidéos de L274 et lu Ces bêtes qu’on abat, Julie est devenue végétarienne. Élève en BTS Gestion-Protection de la Nature dans un lycée agricole en Poitou-Charente (2e région d’élevage en France après la Bretagne), elle dédie son Projet Initiative et Communication (PIC) au véganisme (alimentation sans aucun produit issu des animaux ou de leur exploitation, NDLR). Alors que tout est prêt (les intervenants, l’animation…), la proviseure interdit la présentation du PIC, au motif qu’il est trop provocateur et sans contradiction. Peur des lobbys ?
L’élève est sidérée, Inès Léraud enquête.
Laurent, l’un des profs de Julie, atteste de la qualité de son projet. Lui aussi a été convoqué par la proviseure... et il a gardé le souvenir d’un autre PIC, deux ans plus tôt, sur le végétarianisme (ou végétarisme, alimentation par les végétaux, NDLR) , avec une nutritionniste et les cuisiniers du lycée. Dans les jours qui avaient suivis, coup de fil des JA (Jeunes Agriculteurs – section « moins de 35 ans » de la FNSEA), contrariés qu’on puisse faire la promotion de repas sans viande.
Les JA ont obtenu une journée de promotion de la viande au lycée, avec distribution de tracts… Julien président des JA, est fier d’incarner une vision jeune de l’agriculture, pleine de fougue. En 2015, il s’est invité avec une quinzaine de collègues au Conseil d’Administration du lycée agricole pour combattre le sectarisme et demander la création d’une commission de contrôle des projets des PIC étudiants. Proposition acceptée de suite : pour protéger les élèves ou l’établissement ? Ensuite, les JA ont eu leur place dans le CA du lycée…
7. À Glomel
7. À Glomel
Glomel, un village du sud des Côtes d’Armor, dans une belle campagne traversée par le canal de Nantes à Brest. L'eau y est polluée, au point qu’il faut interdire la baignade l’été. J’ai fait cinq traitements fongicides se vante un céréalier du coin… Y aurait-il un rapport ? Dans la même commune se trouve un site Seveso 3, de stockage de produits phytosanitaires (engrais, pesticides). Une vingtaine de tonnes de pesticides invendables auraient disparu dans la nature, brulés en plein air ou répandus sur le sol. Des cancers se multiplient alentours… Des citoyens racontent à Inès Léraud les pressions, menaces et injonctions au silence qu'ils ont rencontrées lorsqu'ils ont voulu parler de ces pollutions.
50% des élus de la majorité municipale de Glomel sont des agriculteurs-éleveurs. L’opposition peut s’exprimer... mais ne sera pas entendue. Morgan essaie de mettre à l’ordre du jour du conseil municipal des analyses de sol du site ? En vain.
Une extension de porcherie - voir Nous autres cochons (ndlr) - passe haut la main, sans même que le dossier d’étude préalable ne soit examiné.
Sébastien, raconte l’histoire d’un cadavre de vache qui s'est lentement décomposé dans un étang proche d’un captage d’eau potable. Un groupe de citoyens dont il fait partie, part à la recherche de la bête… C’est à ce moment que l’agriculteur et le maire se précipitent pour tenter d’évacuer la charogne, avant l’arrivée des gendarmes. Une affaire regrettable est-il répondu à la presse.
André, militant de l’association Halte aux marées vertes, a été régulièrement insulté, du fumier ou un renard mort ont été déposés devant son portail, il a reçu des lettres de menaces, des coups de téléphone anonymes. Le Comité régional du tourisme serait même venu lui demander de lever le pied pendant la belle saison pour ne pas faire fuir les touristes.
Peur des représailles, intimidations, ceux qui tentent de mettre en question la mécanique de l’agriculture industrielle sont malvenus. Au mieux on ne les écoute pas, au pire on les fait taire par la menace ; tel est l’amer constat de cette Fabrique du silence d’Inès Léraud.
8. À l'abattoir
8. À l'abattoir
Premier épisode dans les abattoirs où Inès Léraud recueille le témoignage d'employés. Ici on parle de tuerie (le local dans lequel les bêtes sont tuées les unes après les autres) et de scier des poitrines à la chaîne… La souffrance physique et psychologique est ici abordée concrètement, elle dépasse toutes les bornes, mais la pression d’une hiérarchie essentiellement masculine, arrogante, permet au système de se maintenir.
En représailles à son entêtement, Olympe, déléguée syndicale, est placée à un poste difficile - le moulage pâté - alors qu’elle est enceinte. Elle se rend compte au fil du temps qu’elle est lâchée, même par la hiérarchie de son propre syndicat ! Trop revendicatrice. Elle pointe du doigt une collusion entre l’abattoir, certains agriculteurs et le syndicat, pour que rien ne bouge.
Vient ensuite la question des règles sanitaires en vigueur sur la chaîne d’abattage, et des subtils stratagèmes
pour s’y soustraire, toujours dans la même logique : maximiser les profits. Denis, aujourd’hui à la retraite, était l’un de ces inspecteurs vétérinaires qui cèdent peu à peu devant les intimidations et le manque de soutien de l’administration sanitaire.
9. Les agriculteurs sous la pression de la FNSEA
9. Les agriculteurs sous la pression de la FNSEA
Être plus rentable, optimiser les volumes produits, réduire les coûts. Comment les paysans sont devenus la main d’œuvre d’une agriculture intensive ? Principales employeuses de la filière agricole, les coopératives représentent pour les agriculteurs un pouvoir économique et une organisation aux ramifications si importantes qu’il peut être difficile de s’en défaire.
Inès Léraud poursuit son enquête à travers trois portraits. Celui de Christiane Pouliquen et de sa vache Penn Gwenn, à laquelle la famille s’était attachée jusqu’à ce qu’elle soit menée à l’abattoir… Christiane raconte comment la coopérative pour laquelle elle travaillait avait cessé, faute de rentabilité, de collecter le lait de son exploitation. Ce sont les coopératives qui ont lâché les petits paysans. On met en avant la qualité du produit alors que derrière ça, c’est la question des volumes qui n’étaient pas suffisants pour qu’on envoie le camion chercher le lait.
À ceux qui s’insurgent contre ce fonctionnement, ceux qui ne rentrent pas dans le rang, les coopératives exercent des pressions importantes. Ce fut le cas pour René Louail, membre de la Confédération paysanne. Pour avoir critiqué l'utilisation d'OGM au sein de la coopérative pour laquelle il travaillait, ce producteur s’est trouvé l’objet de contrôles qualité incessants (51 en un an au lieu de 4), jusqu’à ce qu’il jette l’éponge.
La FNSEA (Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles), le syndicat majoritaire est fort du corporatisme du mode paysan. Il joue également un rôle important dans le maillon social et économique rural. À ses liens étroits avec les dirigeants des coopératives s’ajoutent co-gestion du Crédit Agricole et de la Safer. Ils imposent un statut aux paysans d’une précarité épouvantable commente René Louail. Cette position dominante permet à la FNSEA d’être intraitable, puisqu’elle est liée aux financements des exploitations, autant qu’à l’achat des terres arables.
Dans ce contexte, un pas de côté est difficile à imaginer. Pourtant, dans le Pays Léonard (Finistère Nord), Marie et son mari ont décidé dans les années 1980 de convertir leur exploitation à la biodynamie. Une idée qui lui est apparue comme évidente après que leur fils ait été rendu malade par les traitements chimiques qu’ils faisaient dans leur exploitation. Lorsqu’ils quittent la FNSEA pour un groupement Bio, ils deviennent la cible de menaces, d’appels anonymes, des pratiques humiliantes auxquelles cette famille courageuse n’a pas cédé. On sait le prix à payer pour aller jusqu’au bout de ses convictions.
10. Les agriculteurs sous la pression de l'administration
10. Les agriculteurs sous la pression de l'administration
En Bretagne aussi, la digitalisation des exploitations agricoles est affichée comme une nécessité. Le virus de la télésurveillance gagne l’agriculture. Ainsi, l’administration sanitaire française en association avec la PAC, a réussi à rendre le puçage (implantation de puces RFID sous la peau des bêtes) obligatoire.
Laetitia, éleveuse de volailles en plein air à Mellionnec, veut rester indépendante de la grande distribution et des abattoirs. Mais la législation lui impose un nouvel outil numérique de contrôle de l’abattage de ses poulets qu’elle vend en direct. L’appareil coûte 2500 €, ce qui, pour une petite exploitation, est une lourde charge. Pour s’assurer de l’adoption de ce type de matériel, l’administration prévoit des contrôles et des sanctions, souvent fatales aux petits exploitants.
Le puçage n’est pas seulement un moyen technique, il implique un type de rapport à l’animal, au métier d’éleveur ; il confirme l’orientation industrielle de l’agriculture, voulue par les lobbies qui tirent les bénéfices de ces constantes mises aux normes. Les puces ont été mises en place en réponse aux épidémies, mais il a déjà été prouvé que ce type de traçabilité n’empêche pas les fraudes industrielles et que c’est d’ailleurs l’élevage industriel qui est à l’origine des épidémies. Par contre, ces contraintes mettent à genoux les petits éleveurs.
Un réseau de solidarité qui dépasse le milieu agricole s’est mis en place pour soutenir physiquement et financièrement les paysans désobéissants. Le collectif Faut pas pucer organise la désobéissance pour permettre aux petits éleveurs de tenir tête. L’usage des puces RFID constitue en effet un problème de liberté individuelle car il est un moyen de surveiller très efficacement la circulation des individus et des produits.
11. LA DISPARITION
11. LA DISPARITION
Face aux pressions des industriels et de l'État, des éleveurs font le choix de disparaître administrativement et de pratiquer leur activité dans la clandestinité : un choix risqué mais bien pesé.
Il n’y a donc pas que les agriculteurs surendettés qui disparaissent en se supprimant (un suicide tous les deux jours), il y a aussi ceux qui sortent volontairement des radars de l'administration.
Beaucoup d’agriculteurs ne s’en sortent pas : une fois remboursé leur prêt, payé la coopérative et l’abattoir etc., ils n’ont plus que leurs yeux pour pleurer et le RSA en ressource ultime. La logique administrative est implacable : les exploitations doivent grossir, au détriment des petites, pour atteindre le seuil de rentabilité, du moins sur le papier. Ainsi l’Etat considère qu’un troupeau de brebis doit compter au moins 200 têtes. Nos clandestins, eux, s’en sortent avec 25 brebis, élevées en plein air, uniquement à l’herbe, sans vaccins ni boucles électroniques, bichonnées jusqu’à l’abattage maison (dans la filière classique, les frais d’abattoir représentent 25% du prix de la viande) sans compter qu’ils se gardent les bas-morceaux (têtes, tripes) pour les revendre aux bouchers ou aux fabricants de croquettes. C’est bien la suppression des intermédiaires qui permet à l’éleveur de vivre et de produire une viande de qualité.
Hors-norme, un collectif d’agriculteurs contre les normes, s’organise pour montrer à l’administration que ces petits éleveurs ne sont pas isolés, qu’ils ont une utilité publique et qu’ils sont soutenus par des citoyens. Nos clients sont complices de notre illégalité, tout le monde le sait et nous soutient dit l’éleveur passé dans la clandestinité.
12. RETOUR À GLOMEL
12. RETOUR À GLOMEL
Inès Léraud poursuit son œuvre de journaliste d’investigation avec calme et détermination, en assurant le suivi des affaires qu’elle traite, notamment dans l’agro-industrie bretonne.
À la suite de son témoignage dans le sixième épisode de la Fabrique du silence #7 (déc 2017), la conseillère municipale d’opposition de Glomel, Morgan Large, est prise à partie par le maire et ses acolytes, et la subvention à la radio locale RKB supprimée. Car Morgan Large est aussi salariée de cette radio, jugée responsable de laisser dire n’importe quoi.
Inès Léraud saisit la balle au bond pour que le maire et son adjointe soient explicites sur ce n’importe quoi. Ce serait par exemple que ce n’est pas la pollution qui augmente mais les seuils de tolérance des normes environnementales qui baissent, ou encore qu’il n’y aurait pas de site classé Seveso sur la commune… Voilà des données concrètes sur lesquelles informer.
Un biologiste est conduit à rétablir une sorte d’objectivité sur la pollution des eaux à Glomel et leur origine (l’agriculture intensive). Quant au site Seveso, il suffira de revenir au reportage précédant pour rafraîchir la mémoire des uns et des autres.
Cela ne sera somme toute pas suffisant pour briser l’omerta établie autour des agissements de la fameuse coopérative agricole Triskalia qui se charge de fournir les agriculteurs en produits de toutes sortes. Cette entreprise est tellement imbriquée dans le tissu socio-économique breton que sa critique est devenue impossible. Quand des maires sont membres de la coopérative, et que la presse régionale est dépendante de ses achats d’espaces publicitaires, la transparence ne sera plus forcément la priorité.
Hervé Le Gall, un autre conseiller d’opposition de Glomel, ose revenir sur les critères d’attribution des subventions aux associations comme par exemple la radio RKB : à la tête du client. Une bonne manière de leur signifier qu'il ne faut pas laisser dire n’importe quoi.
Le courage, la détermination, la superbe de Morgan Large conclut cet épisode qui laisse une fois encore pantois sur le peu de poids des citoyens dans la démocratie locale. Aux dernières élections à Glomel, la liste d’opposition a rassemblé 46% des voix. Cela lui permet d’obtenir trois sièges au conseil municipal. Difficile alors de faire le poids face à une majorité acquise à la cause de l'industrie agroalimentaire.
Des années de lutte sans résultat
Des années de lutte sans résultat
CASH INVESTIGATION >>> Produits laitiers : où va l'argent du beurre ?
Dans les supermarchés, les rayons dédiés aux produits laitiers comptent près de 4000 références, un marché évalué à 27 milliards d'euros par an en France. Alors que les profits des géants du secteur atteignent des records, le nombre d'éleveurs français sur la paille n'a jamais été aussi important. Régis, interrogé par Inès Léraud, apparaît à 15’00.
Ouest France, Alain Bihel >>> Après avoir tiré le signal d’alarme tant de fois, après avoir été filmé sous toutes les coutures par les télévisions du monde entier dans son fief de La Grandville, à Hillion, André Ollivro, le symbolique représentant de la lutte contre les marées vertes est lassé. Il n’y a plus rien qui me retient ici ! lâche-t-il, un brin agacé, en contemplant la mer depuis son cabanon, sur son terrain de 2500 m2.
22 juin 2022 18:21 - nicole genetet
C'est triste , ces lobbies qui mènent le monde !!