Échapper à la cité
Au Cours Simon, un mouton noir se distingue dans la masse des apprentis comédiens qui se pressent au portillon de la célébrité, il s’appelle Steve, français d'origine camerounaise et il est filmé par Alice Diop, jeune documentariste sénégalaise.
On n’est pas du même monde. En effet, Steve est de la Cité des 3000 à Aulnay, tout comme Alice. Ensemble, ils font et refont le parcours qui sépare la banlieue de la capitale, enjambent le fossé qui sépare ces deux mondes. Face à la bienséance de ses camarades, Steve porte son insolence en bandoulière, d’autant qu’on lui fait travailler sans relâche des rôles de négro, lui qui est inspiré par les grandes figures du cinéma français, de Gabin à Depardieu en passant par Ventura et Belmondo. En filmant cette racaille en voie de reconversion, Alice Diop commence à donner corps au rêve de Steve.
11 ans plus tard, Steve Tientcheu est à l’affiche au cinéma dans Robuste le film de Constance Meyer avec Depardieu, au moment où sort en salle Nous, le dernier film d’Alice Diop.
Excentrics, une collection KuB en partenariat avec la Scam
LA MORT DE DANTON
LA MORT DE DANTON
d’Alice Diop (2011 - 64’)
Steve a 25 ans, la dégaine d’un loulou des quartiers, ceux-là même qui alimentent les faits-divers sur la violence des banlieues. Petite racaille, il l’était encore il y a quelques mois quand avec ses potes, il tenait les barres de sa cage d’escalier, rêvant d’une vie meilleure. Un jour, il décide de changer de vie. À l’insu de ses copains du quartier, il entame une formation d’acteur au Cours Simon, une école de théâtre parmi les plus prestigieuses en France. Depuis, Steve embarque chaque jour dans son RER. Depuis Aulnay, il rejoint Paris et l’univers doré des enfants bien nés. Bien plus qu’un voyage social, c’est un parcours initiatique qu’il entame dès lors, en tentant de faire de ce rêve d’acteur une entreprise de reconstruction. Ce film suit Steve au tournant de sa difficile métamorphose.
Ce film a bénéficié du Fonds d'aide à l'innovation audiovisuelle du CNC et a été accueilli en résidence par Périphérie, Centre de création cinématographique. Alice Diop est lauréate de la Bourse Auteur de documentaire de la Fondation Jean-Luc Lagardère.
>>> un film produit par .Mille et Une. Films
Récompenses
Étoile de la SCAM 2012
Prix des bibliothèques au Cinéma du réel 2011
Grand prix ex aequo du Festival du film d’éducation d'Évreux 2011
De racaille à comédien
De racaille à comédien
par Africultures
Comment avez-vous rencontré Steve Tientcheu ?
Nous avons grandi dans la même cité : les 3 000 à Aulnay-sous-Bois. J’ai quitté cette cité et je l'ai revu à l'occasion d'un mariage. Je pensais qu'il était resté conforme à ce que j'imaginais qu'il pouvait devenir en banlieue, mais il m'a dit qu'il prenait des cours de théâtre au Cours Simon. Ce fut un choc : je me suis aperçue que je lui appliquais les mêmes préjugés que je condamnais ! Je lui ai demandé si je pouvais venir assister à une répétition et cela m'a semblé d'une grande violence : la place qu'on lui donnait, le regard des autres. C'est alors que je lui ai proposé de faire le film.
Steve accepte les rôles qu'on lui fait jouer, pourtant très stéréotypés : l'esclave, le chauffeur, le mafieux, le militant. C'est la panoplie des rôles dédiés aux hommes noirs. Quel a été le déclic lui permettant d'en prendre conscience et de le remettre en cause ?
C'est arrivé au cours de la troisième année. Justement après qu'il a demandé de jouer Danton et qu'on lui a refusé, en lui disant que Danton n'était pas noir. Pendant les deux premières années, il avait avant tout à cœur d'apprendre un métier. Il ne se rendait pas vraiment compte qu'il interprétait sans cesse tous les stéréotypes de l'imaginaire du Noir par le Blanc. Moi si, mais je me suis refusée à lui en parler. Je n'avais pas envie d'influencer sa manière de voir et surtout, ayant l'opportunité de le filmer pendant les trois ans de sa formation, j'espérais que cette prise de conscience arriverait avant la fin de son apprentissage.
Êtes-vous, en tant que réalisatrice, également confrontée à cette violence symbolique des préjugés ?
D'une certaine manière oui, de façon plus feutrée on va dire, sans d'ailleurs que ce soit toujours mal intentionné. J'ai longtemps eu le sentiment qu'en tant que réalisatrice noire, on attendait de moi que je ne m'intéresse qu'à l'Afrique ou à la banlieue. J'ai refusé de participer à une émission où on me demandait d'intervenir sur le cinéma africain d'aujourd'hui. Je ne me sentais pas du tout légitime pour parler de tout ça. Je suis sénégalaise d'origine, je vais au Sénégal aussi souvent que je le peux, mais je vis et travaille en France. J'ai vraiment à cœur de ne me laisser enfermer dans aucune étiquette, mais pour les jeunes réalisateurs issus de l'immigration comme moi, c'est parfois difficile. Je revendique le droit de m'emparer de n'importe quel sujet. Si je dois parler de la banlieue dans un film, ce n'est pas parce que j'y suis née, mais parce que j'aurais accroché avec une histoire qui me paraît nécessaire à filmer. Pour moi La mort de Danton n'est justement pas un film sur un mec noir de banlieue. Ce qui m'a intéressé, c'est la dimension romanesque de ce personnage.
Vous évitez la sociologie des cités si répandue à la télévision : Steve est peu montré en situation en banlieue. Pourquoi ?
Cela a vraiment été un choix au montage. J'avais tourné quelques scènes dans sa cité avec ses amis. Mais au montage nous avons décidé très vite de ne pas les mettre. Elles ne permettaient pas de dépasser les images préconçues et stéréotypées sur la banlieue. Les copains de Steve sont supers, ils m'ont accueillie avec bienveillance et m'ont donné toute confiance pour les filmer dans leur intimité. C'est au nom de cette confiance que nous avons décidé, avec la monteuse du film, Amrita David, de ne pas les garder. Je n'avais pas assez de matière avec eux pour les faire vraiment exister comme personnages. Alors les montrer juste en train de galérer, au pied des barres en fumant des joints, ce n'était pas possible pour nous. Nous n'étions pas là pour conforter les clichés mais avant tout pour les déconstruire !
Le tournage s'étale sur pratiquement les trois années de formation de Steve jusqu'au spectacle final : comment avez-vous procédé pour choisir les bons moments ?
Nous avons choisi les moments les plus forts de son apprentissage. Nous avons tenté de traduire à la fois l'émergence de sa prise de conscience, mais aussi les effets qu'a pu produire sur lui cette violence symbolique. Très vindicatif dans notre premier entretien, il s'est enfoncé peu à peu dans une lente dépression, comme ployé sous le poids de toute cette oppression subie. C'est ce qui s'est produit dans le réel, nous avons respecté ça dans le film.
Le film sonne comme une invitation à franchir les barrières sociales en se fichant du regard des autres. Cela est-il vraiment possible ou bien Steve restera-t-il une exception ?
Pour reprendre la tirade de fin que Steve déclame dans la rue, la liberté on ne la réclame pas, on la prend. Je ne demande plus aux autres qu'ils me reconnaissent comme réalisatrice, j'accepte enfin de me considérer comme réalisatrice. C'est à nous de travailler sur nos propres complexes, de nous autoriser le droit de nous sentir légitimes. Je crois qu'il nous faut dépasser les postures victimaires, même si je ne nie pas les difficultés, les barrières nombreuses à franchir pour ceux qui ne font pas partie de la majorité dominante, il est nécessaire pour nous de défaire ce travail. C'est la seule façon de combattre les préjugés : garder la tête haute. Je crois que ça peut aider aussi pour ne pas trop en souffrir, parce que ça peut rendre dingue !
Alice Diop
Alice Diop
Après un Master en histoire, obtenu à l’Université Panthéon-Sorbonne et un DESS en sociologie visuelle, Alice Diop intègre l’atelier documentaire de la Fémis. Pour elle, réaliser un bon documentaire consiste à raconter des choses intelligentes en utilisant un biais artistique et humain. Combattre les idées reçues pour faire avancer la société. Alice Diop réalise depuis 2005 des documentaires de création, diffusés dans de nombreux festivals internationaux (Cinéma du réel, BFI London, Karlovy Vary, Viennale, etc.). Elle s’intéresse à ceux qu’on ne voit pas et raconte la diversité culturelle. Après avoir obtenu le Grand prix du Festival de cinéma de Brive en 2016, elle remporte le César du meilleur court métrage pour son film Vers la tendresse en 2017. Elle obtint la même année le Grand prix de la compétition française au festival Cinéma du réel pour son long métrage documentaire La permanence. Son dernier film Nous a gagné le prix du Meilleur film dans la compétition Encounters ainsi que le Prix du documentaire à la Berlinale 2021.
Son premier long métrage de fiction Saint-Omer écrit en collaboration avec sa monteuse Amrita Davie et l’auteure Marie Ndiaye a reçu le grand prix du jury et le prix du premier film pour à la Mostra de Venise en 2022.
Déconstruire les préjugés
Déconstruire les préjugés
SEINE SAINT DENIS >>> Steve Tientcheu, La vie à 3000 à l’heure. On frissonne encore face à son interprétation du Maire dans Les Misérables de Ladj Ly. A 39 ans, cet acteur originaire de la cité des 3000 à Aulnay a fait du chemin depuis qu’il est entré dans le métier via une inscription au cours Simon. Aujourd’hui, il souhaite créer une formation pour comédiens dans la ville où il a grandi, pour donner la parole à la jeune génération.
FRANCE INFO >>> Quand ils ne sont pas tout simplement absents, les rôles de personnages non-blancs sont encore bien souvent joués par des acteurs blancs.
LIBERATION >>> Othello : Il faut que des Noirs jouent massivement des Blancs. Pour tenir le rôle principal de la pièce de Shakespeare, le metteur en scène Arnaud Churin a décidé de faire jouer un Blanc… et des acteurs noirs dans tous les autres rôles.
FRANCE INFO >>> D’une chasse à courre en forêt de Rambouillet, aux propos de gosses sur les marches des cités, en passant par la famille Diop d’origine sénégalaise, ou la messe annuelle commémorative de la mort de Louis XVI, le film fait le portrait d’une France multiple, dont les contradictions et l'incommunicabilité ne sont qu’apparentes.
FRANCE CULTURE >>> Rencontre avec la réalisatrice en vogue, Alice Diop.
19 septembre 2022 07:36 - Mathias METIAZ
A voir et reflechir