Ceux qui m’aiment
Acteur et metteur en scène, de théâtre, d’opéra, de cinéma, Patrice Chéreau nous a quitté en 2013, prématurément.
Il a marqué toute une génération de comédiens passés par le Théâtre des Amandiers qu’il a dirigé de 1982 à 90. Sa mise en scène, à Bayreuth, de la Tétralogie de Wagner, dirigée par Pierre Boulez, est entrée dans l’histoire. Ses expériences cinématographiques ont été tout aussi fortes, avec La Reine Margot, Intimité, ou encore Ceux qui m’aiment prendront le train.
Pascal Greggory, acteur rohmérien dans les années 80-90, rencontre Chéreau en 87 pour la création de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès. Ils y partagent la vedette, ils partageront ensuite leur vie.
Ceux qui m’aiment, la pièce de et avec Greggory seul en scène, est créée en 2018, après cinq années de deuil. Les complices de Chéreau sont là pour faire advenir cet hommage.
CEUX QUI M’AIMENT
CEUX QUI M’AIMENT
par Hervé Portanguen (2018 – 6’03)
Une lecture intime et universelle
Une lecture intime et universelle
par Pascal Greggory
Si j'ai un désir fort de dire les textes de Patrice Chéreau, c'est d'abord parce qu'ils sont d'un grand écrivain, d'une grande beauté littéraire et qu'ils sont peu connus du public.
Ils sont aussi essentiels dans la construction et la constance d'un homme engagé artistiquement et politiquement. Son œuvre est le prolongement de sa vie affective, amoureuse. Tout est lié.
Patrice Chéreau fait partie de ma vie. Il m'a apporté la gravité, appris l'effort au travail, il m'a ouvert les portes des mondes de l’intelligence, des mondes secrets des grands créateurs. Il m'a fait vieillir, m'a appris l’âpreté du métier d'acteur, sa grande dureté, ses douleurs et ses immenses joies.
Nous avons travaillé sur cinq pièces de théâtre ensemble et sur cinq films. Je suis un des acteurs qui a travaillé le plus avec lui, sinon le seul. Je lui dois cela et bien plus encore.
J'ai connu ses tourments, ses désarrois, ses désespérances, ses doutes et ses retours foudroyants à la surface. J'ai connu ses joies, ses immenses succès, ses débordements de tout.
Cette lecture je la voudrais à la fois intime et universelle. Des lettres qu'il m'a écrites (nous avons eu une grande correspondance), jusqu'à ses textes sur ses mises en scène, ses réflexions théâtrales et cinématographique.
C'est cela que je veux faire découvrir aux spectateurs en collaborant avec Anne-Louise Trividic qui a été sa scénariste aimée et respectée et qui a travaillé la dramaturgie, Dominique Bruguière qui a éclairé une grande partie de ses spectacles et qui met en lumière cette lecture et Jean-Pierre Pancrazi qui a travaillé avec Patrice en direction d’acteur et coaching et qui assure la mise en scène.
Aimer l’acteur dans toute son horreur
Aimer l’acteur dans toute son horreur
J’y arriverai un jour, un livre collectif paru chez Actes Sud
On ne travaille pas avec Patrice Chéreau, on rentre en famille - comme ceux qui disent en religion -, au commencement libre, joyeuse, et insouciante.
L’acteur se met en scène devant celui qui va bouleverser sa vie, il fait la roue, et l’ivresse de plonger dans des eaux mystérieuses rejoint celle d’être protégé par une famille sans crise.
À aucun moment je ne me suis senti autant désiré, car je suis acteur avant tout. Comprendre l’acteur (s’il est possible de le comprendre, il est aussi possible de l’accepter), c’est l’aimer dans toute son horreur.
On ne choisit pas d’être acteur, on naît avec : c’est un privilège, un pèlerinage au pays des mots et le monde est en droit d’en attendre beaucoup. C’est là, sur ce point, les mots, que Patrice sait se faire aimer. Quand nous nous sommes parlé la première fois, et les fois suivantes aussi, ses mots m’ont frappé doucement comme une claque, très concis, très honnêtes et très courts – sans rire, j’ai dit que c’était une personne qui allait droit au but – il n’y a pas de mystère dans ses mots, c’est limpide et juste, et ils atteignent sans détours les plaies des acteurs. Le mystère est ailleurs, chez lui, dans sa propre famille, son père est peintre, donc il voit avec ses crayons et ses pinceaux, sa mère aussi peint.
Mais ne doit-on pas tuer son père et achever sa besogne dans le sang de la victoire ? Il a tué l’homme qui voit et a pris sa place, avec les mots en plus. Cette parole est le lien entre le réel et l’inconnu.
Comment construire un personnage imaginaire, romanesque, sans cette parole douce, bienveillante aux oreilles ? Il m’a dit : tous les rôles sont donnés, quand j’ai voulu jouer dans Hamlet. On venait de se revoir, on avait déjà loupé le coche sur un quai de gare à Lyon, mais quelque chose d’incongru me poussait vers lui. Il y a quelques petits personnages, quelques lignes à dire, le prêtre, le roi de comédie, un hallebardier et Fortinbras : si ça te plaît, on y va. Et ce fut le triomphe de Hamlet à Avignon. On ne s’est plus quittés, beaucoup de travail, beaucoup de sueur, de l’angoisse aussi, beaucoup de souffrance et beaucoup d’amour. Il est celui qui m’aura permis de voir des choses incongrues, de comprendre et d’imaginer ce métier dangereux, de sentir que le plaisir de jouer est sans technique et passe par toute une fracture de l’âme, comme un enfant qui a au creux des mains un jouet défendu.
L’acteur ne joue pas. Il se met en sommeil et apparaît alors cette autre personnalité qui est et n’est pas lui. L’acteur, dans son rôle, sait toujours qui il est. Toute perte est réparée.
Puis Dans la solitude des champs de coton. Cette avalanche de mots, ce tremblement de mots (que je ne comprenais pas à la première lecture – j’ai toujours eu beaucoup de mal à lire le théâtre, à tel point que, quand j’ai dit vouloir jouer le Dealer, Patrice m’a regardé comme si j’étais la personne la plus stupide qui soit). Et ce fut le succès aussi, un succès viril, honnête, un petit miracle, une bouée de sauvetage inespérée, la liberté après la geôle. Ce phénoménal récit sur la spirale solitaire de l’amour est allé direct dans nos corps et a scellé pour la vie un pacte dans lequel on peut se retrancher, comme un escargot dans sa coquille. Comment faire pour s’aimer, alors que tout vous pousse au contraire ? Quand on regarde et regarde encore ses films, ce cri où le drame veille en permanence, on comprend mieux encore la nécessité de savoir pourquoi l’homme est tenté par le mal et ce trafic incessant entre le mal et le bien est l’essence même de l’œuvre de Patrice : sa rédemption. Dans Gabrielle, Jean Hervey, cet homme si fier de son immunité, de son pouvoir tranquille, apparaît soudain comme l’ombre de lui-même. L’autre est là qui attend, son double. Il y a une scène où, après avoir lu la lettre de sa femme, dans le couloir, il se regarde dans une vitre, remet ses cheveux en place : doit-il accepter ou tout foutre en l’air ? J’ai l’impression que cet homme au bord du chaos, qui ne sait même plus son nom, qui pourrait, s’il n’était pas encerclé de convictions, devenir animal, cracher sa haine à sa femme, à la rue, au monde, est Patrice et c’est Patrice que je voyais dans cette vitre, c’est lui qui me regardait de ses beaux yeux tristes et vaporeux. C’est lui alors qui prenait ma place et se disait : Où va ce monde si haineux, si hideux, pourquoi ? J’étais devenu lui et lui, déchiré par ses gestes d’enfants, derrière la caméra, me regardait me débattre avec un air de dire : Tout va bien, ce n’est pas si grave ! Dans cette scène, il observe le monde où la mort rôde comme une vieille domestique qui sait se taire et il a fait de l’acteur le seul moyen de faire passer le message, de résoudre une succession d’énigmes dont aucune ne peut permettre d’élucider les autres. Le métier d’acteur est plus solitaire qui soit, celui de metteur en scène est de combler cette solitude. Patrice, en quelque sorte, m’a sauvé de ce vide et il a su aussi, dans cette profonde détresse, que je répondais à ses manques, qui sont la marque d’un génie.
PASCAL GREGGORY
PASCAL GREGGORY
Né en 1954 à Paris, Pascal Gregorry est artiste et interprète de cinéma, qui se prête volontiers au jeu de comédien sur les planches. Il débute sa carrière par le théâtre en 1974 avec Madame Marguerite mis en scène par Jorge Lavelli. Il obtient son premier grand rôle au cinéma en 1979 dans le film Les sœurs Brontë d’André Téchiné. Il joue pour Patrice Chéreau dans La reine Margot en 1994. Ses collaborations avec ce dernier son nombreuses et il obtient un grand succès en jouant à ses côtés pour la pièce Dans la solitude des champs de coton de Bernanrd-Marie Koltès et mis en scène par Patrice Chéreau lui-même.
Au courant l’année 2017, il a joué dans 4 longs métrages E-Book d’Olivier Assayas, Ni deux ni maîtres d’Eric Cherrière, L’heure de la sortie de Sébastien Marnier, Lost in alro setar de Deng XiaoXi. Sa dernière apparition au théâtre date de 2015 lorsqu’il joue dans Ninet’inferno mis en scène par Roland Auzet (création - l’Archipel & Festival grec de barcelone).
Pour le festival Les Émancipées de Vannes, en mars 2018, il rend hommage à Patrice Chéreau en lisant ses textes dans son spectacle Ceux qui m’aiment, écrit par Anne Louise Trividic et mis en scène par Jean-Pierre Pancrazi.
ANNE-LOUISE TRIVIDIC
ANNE-LOUISE TRIVIDIC
Après un DEA de littérature anglaise et cinq années d’enseignement, Anne-Louise Trividic se consacre à l’écriture de scénarios. En 1995, elle écrit avec Pascale Ferran l’Age des possibles, un téléfilm Arte, qui met en scène les élèves du Théâtre National de Strasbourg.
Elle co-écrit ensuite avec Pierre Trividic un programme de la collection Un siècle d’écrivains : Le cas Howard Phillips Lovecraft.
Puis c’est le début de son travail avec Patrice Chéreau. Intimité, adapté de l’écrivain anglo-pakistanais Hanif Kureishi, sort en 2001. Elle travaille ensuite avec Tonie Marshall, sur Au plus près du paradis, avec Catherine Deneuve et William Hurt. Suivent Son frère, de Patrice Chéreau, adapté d’un roman de Philippe Besson. Puis Gabrielle, de Patrice Chéreau, tiré d’une nouvelle de Joseph Conrad, avec Isabelle Huppert dans le rôle-titre. En 2006, elle a écrit un scénario original pour le metteur en scène de théâtre Frédéric Fisbach, La pluie des prunes, téléfilm pour Arte, dont l’action se passe à Tokyo. Elle a ensuite été la dialoguiste du téléfilm en deux parties pour Canal +, sur l’affaire Elf, Les prédateurs, réalisé par Lucas Belvaux.
En 2008, elle écrit avec Patrice Chéreau, le scénario de Persécution, qui sort en décembre 2009. Elle a écrit depuis avec Dominik Moll, Sophie Letourneur, entre autres, elle collabore avec des plasticiens, et travaille régulièrement en tant que consultante et intervenante.
Hommage à un homme engagé
Hommage à un homme engagé
FRANCE CULTURE >>> Avec Pascal Greggory, comédien. Le lendemain lundi 10 décembre à 20H, il lit sur la scène du Théâtre de l’Odéon (Paris) Ceux qui m’aiment... dans le cadre des Inattendus.
LE TÉLÉGRAMME, Laura LAMASSOURRE >>> À la ville comme à la scène, le destin de Pascal Greggory était lié à celui du metteur en scène et réalisateur Patrice Chéreau. À la Lucarne d'Arradon, l'acteur présente dimanche, Ceux qui m'aiment..., en son hommage. Rencontre.
LE TÉLÉGRAMME >>> À partir de leur correspondance et de textes inédits de Patrice Chéreau, Pascal Greggory souhaite créer un spectacle, reflet d'un homme engagé artistiquement et politiquement.
EXIT MAG, L.H >>> Pascal Greggory est au festival des Langagières du TNP pour lire des textes de Patrice Chéreau. Celui qui a le plus joué avec le metteur en scène, au théâtre comme au cinéma, évoque sa rencontre et son travail avec lui, empreint d’une « sauvagerie » à nulle autre pareille. Et son souhait de travailler avec Christine Angot. Rencontre.
4 septembre 2018 17:44 - Marion Velay
Bonjour ! « Les Émancipéés », avec deux é... pour s’affranchir de la grammaire, pour marquer une égalité, pour sourire à la nuance. Parce que Les Émancipéés fêtent la littérature, la chanson et toutes les libertés (même orthographiques !).
29 août 2018 10:02 - Didier M
Bonjour,
Pourriez-vous m'expliquer l'orthographe retenue pour les "Emancipéés" avec ces deux "é"?
Merci
Didier M