Abus de pouvoir
Qui ne se souvient pas d’avoir été victime d’un grand frère ou d’une grande sœur tyrannique ? Ou au contraire d’avoir été ce monstre de cruauté ? Difficile d’être le morveux de la fratrie, le minus qu’on peut faire marcher, qu’on peut mater s’il lui vient l’idée de se rebeller…
Jean-Claude Rozec s’empare de ce sujet en connaissance de cause, et le replace dans ses obsessions esthétiques : un lotissement pavillonnaire en construction, quasi fantomatique, qui jouxte un marais qui pourrait bien receler des chimères. L’auteur de la Maison de poussière et de Cul de bouteille déploie ici des talents de coloriste pour figurer une nature inquiétante, une soupe originelle sulfureuse dont nous serions issus. Qu’elle soit humaine ou animale, la question de la monstruosité continue à le tenailler.
TÊTARD
TÊTARD
de Jean-Claude Rozec (2019-13')
J’étais toute petite, mais je m’en souviens encore très bien. Papa et maman n’y ont vu que du feu, mais moi, j’ai tout de suite su. La chose qu’il y avait dans le berceau, c’était pas mon p’tit frère. C’était toi, avec ta drôle de tête. Et puis tu puais. Hein, Têtard ?
>>> un film produit par À perte de vue
Conte onirique et inquiétant
Conte onirique et inquiétant
T'as été trouvée dans une poubelle ! T'as été adoptée ! Tu ressembles à une guenon, on va te ramener au zoo !
Voilà paraît-il quelques gentillesses que je réservais à mes petites sœurs quand j'étais enfant. En tout cas, c'est ce qu'elles se plaisent à me raconter aujourd'hui, bien que je n'en aie aucun souvenir. Sans doute parce que j'ai du mal à m'imaginer dans la peau d'un enfant aussi méchant. Pourtant, il me suffit d'en discuter avec d'autres aînés pour me rendre compte que ce comportement est plutôt répandu dans les fratries. Après tout, imaginer des scénarios improbables pour se débarrasser d'un cadet qui vous chipe l'affection de vos parents est une réaction tout à fait légitime. En tout cas quand vous avez huit ans.
Cela faisait longtemps que je voulais écrire un film sur ce sujet. J'ai toujours eu l'impression qu'il contenait beaucoup de vérités sur l'enfance : la capacité à fabuler, les questionnements sur l'identité, le sentiment d'appartenance à une famille, l'angoisse d'être rejeté... J'ai mélangé ce souvenir avec de vieilles légendes bretonnes, qui parlent d'êtres surnaturels substituant leurs progénitures monstrueuses aux nouveaux-nés endormis. Ce type de contes, à la fois effrayants et féeriques, m'a paru être une bonne base pour développer mon récit.
J'ai voulu que l'histoire soit la plus pure et la plus simple possible, en adéquation avec les aquarelles mouvantes qui constituent l'esthétique du film. Le lieu isolé, le nombre réduit de personnages et la concision des événements correspondait à mon désir d'une forme épurée, qui prend le temps d'explorer son univers et qui laisse sa place aux impressions et aux sens, à la manière d'une esquisse qui suggère parfois beaucoup plus qu'un tableau achevé.
Le film explore la relation complexe que nouent ces enfants, une relation paradoxale où se mêlent la jalousie, la rivalité, la complicité et l'affection. Rapidement, la frontière entre réalité et fantasme disparaît, laissant le récit glisser vers un conte étrange et inquiétant.
La narration suit la logique du rêve : une idée, une parole, celle de Lola, devient réalité et contamine petit à petit leur univers. Même les parents, figures habituellement rassurantes, se comportent de manière étrangement distante, restant des silhouettes lointaines. Sans doute sont-ils trop accaparés par leur propre quotidien pour réellement percevoir ce qui se joue sous leurs yeux. Nous sommes plongés exclusivement dans le monde très particulier de Lola et Gaspard, et qui n'appartient qu'à eux. Au centre de ce monde, une créature qui fascine les gamins : le têtard, une tête/queue qui deviendra grenouille.
En lui se retrouvent le spermatozoïde, la larve, le crapaud des contes de fées, ou encore le poisson préhistorique qui sortit de l'eau pour coloniser la terre. Il incarne ici la métamorphose, une métamorphose qui touche les deux personnages principaux. Lola devient au fil du récit une grande sœur. Son désir inconscient d'être seule avec ses parents vire au cauchemar lorsqu'il se concrétise. Après avoir constamment rejeté son frère, elle change dans le dernier acte et recherche son affection quand il menace de s'en aller, le protégeant avant de comprendre le voyage qu'il entreprend. Quant à Gaspard, d'éternel petit frère dépendant, il devient autonome. Il s'aventure hors du giron familial pour se construire une identité qui n'appartient qu'à lui, et cette quête passe par une sorte de régression prénatale. La conclusion du récit, énigmatique et onirique, ne lève pas le voile sur la véracité de ce que nous avons vu.
Gaspard est-il vraiment parti ? En tout cas il s'en est allé dans son monde à lui. Un monde surnaturel où il se sent enfin lui-même...
Jean-Claude Rozec
Jean-Claude Rozec
C'est pendant ses études de Lettres modernes à l'Université Rennes 2 que Jean-Claude Rozec s'est initié aux techniques d'animation via des ateliers et des stages. Il réalise ses premiers films en auto-production (Chevaliers, avec Julien Leconte, puis The perfect weapon), avant de travailler comme story-boarder, animateur et décorateur volume et 2D sur de nombreuses séries. Il a signé quatre courts métrages depuis 2009 : Têtard (produit par À perte de Vue), Monstre Sacré (produit par JPL Films), Cul de Bouteille et La Maison de Poussière (produits par Vivement lundi !), primés dans de nombreux festivals internationaux.
23 avril 2023 01:59 - Marie
Les dessins et les couleurs sont si belles ! Avec le making of c'est très chouette de voir le procesus. Enfin, le thème est difficile mais traité avec justesse je trouve ! :)
15 décembre 2022 19:33 - veillon guilloux catherine
Beaucoup de réflexions bénéfiques.Devenir, en tant que petit enfant, qui l'on vous DIT que vous êtes semble être le seul moyen d'échapper au jugement insupportable. Et que cela soit si bellement et justement objectivé, rare travail dont je vous remercie.
6 février 2021 00:33 - SOUBRIER
En si peu de temps dire tant de choses difficiles à aborder en famille et le dire bien, félicitations.
Et puis le parti pris des couleurs violentes et flashy se marie très bien avec le thème même si ça m'a choqué les yeux au départ, j'ai finalement beaucoup aimé. Taille ta route et tu iras loin Jean Claude.
19 décembre 2020 13:19 - PAWLOWSKI Françoise
Très belles histoires.