D'un théâtre à l'autre
04/02/2025
L’arbre est un symbole du dialogue entre terre et ciel, entre l’obscurité et la lumière. L’homme l'a adopté pour dire l’appartenance ou la transcendance ; l’arbre est territoire et élévation.
Simon Gauchet a créé une pièce autour de cet être culturel, en complicité avec un acteur de théâtre japonais dont tout le distingue et avec lequel il se confond.
L’expérience de l’arbre est un spectacle plein de sagesse et de drôlerie. Sur scène, Orient et Occident se mirent à l’ombre d’un arbre sans feuilles, les vivants et les fantômes parlent, tels ces arbres restés debout face au déluge, qu’il soit thermonucléaire (Hiroshima) ou cataclysmique (Fukushima).
Une page en coédition avec le
L'EXPÉRIENCE DE L'ARBRE
L'EXPÉRIENCE DE L'ARBRE
de Simon Gauchet (2019- 12')
Deux acteurs sur scène, un français, un japonais, se transmettent des bribes de leurs théâtres. Ils se racontent des histoires et dévoilent leurs mythologies. Ils convoquent des personnages qu’ils ont joué ou bien ceux qui ont été leurs maîtres : des hommes comme des arbres.
L’un d’eux se révèle être le fantôme d’un arbre mort tragiquement, un arbre qui prend la parole pour raconter le passé et l’avenir.
La promesse
La promesse
par Simon Gauchet
J’avais 21 ans et j’avais lu sans relâche Antonin Artaud et sa vision magique du théâtre balinais. J’avais aussi lu des biographies de grands metteurs en scène du 20e siècle (Brecht, Stanislavski, Grotowsky, etc.), tous avaient connu une révélation face au théâtre traditionnel asiatique. Tous parlent d’un choc esthétique, philosophique, qui a profondément bouleversé leur théâtre. En décembre 2008, je pris donc un avion pour l’Indonésie, pour comprendre et aller voir. Après deux mois passés à Bali à travailler sur la fonction du théâtre dans les cérémonies d’exorcisme, j’arrive à Kyoto avec un numéro de téléphone dans la poche, celui de Tatsushige Udaka, le fils de Michishige Udaka maître Nô de la famille Kongô. Je le rencontre, nous avons presque le même âge.
Je suis venu pour voir du Nô lui dis-je. Aussitôt je me retrouve avec dans les mains le texte d’un chant, puis une danse dans les pieds et bientôt un masque sur le visage. Pendant un mois, presque chaque jour, il me transmet les bases du théâtre Nô. Il m’apprend Oi Matsu la danse du Pin, l’arbre ancien. Il m’offre un éventail, un de ceux qui ne peuvent s’acheter et se transmettent seulement. J’assiste à des cours qu’il donne à des hommes et des femmes venus de tout le Japon. Ce mois passé à Kyoto va profondément marquer ma vision et ma pratique du théâtre en tant qu’acteur mais aussi en tant que metteur en scène. Vient ma dernière leçon, je veux le rémunérer pour toutes ces heures passées à me transmettre ce qu’il apprend depuis son plus jeune âge. Il refuse et me dit :
Je préfère que tu reviennes un jour et que tu me transmettes ton théâtre.
Dix ans plus tard, le projet L’expérience de l’arbre invente la suite de cette histoire. À l’occasion d’une résidence de trois mois à la Villa Kujoyama à l’automne 2018, je suis revenu à Kyoto pour transmettre à mon tour mon théâtre. Au-delà d’une pratique, nos théâtres portent en eux deux visions du monde, des relations différentes à la nature, aux arbres et aux catastrophes.
Lorsque je suis arrivé, on nous a aussitôt sommé de faire des provisions car le plus violent typhon de ces vingt dernières années approchait de Kyoto. Le lendemain, la puissance de la nature était au rendez-vous et le surlendemain, j’ai découvert avec stupeur un paysage qui n’était plus le même. Des centaines d’arbres s’étaient brisés ou avaient été déracinés. Sur des pans entiers de montagne, les arbres étaient à l’horizontale et la forêt penchée. Pendant plusieurs semaines, nous avons vu dans les jardins et les forêts des bûcherons tronçonner tous ceux qui n’avaient pas survécu, dont certains arbres centenaires. Nous voyions des visages affectés par la mort de ces arbres, notamment de vieux pins noueux appelés Matsu. Un de ces arbres est peint au fond de chaque scène de théâtre Nô.
J’interroge Tatsushige sur cet arbre. Au commencement, me raconte-t-il, on faisait du théâtre face à un arbre, un pin. Cet arbre était le lien entre la terre et le ciel, entre les Hommes et les Dieux. On jouait pour les Dieux et l’arbre était l’antenne. Peu à peu les hommes sont devenus des spectateurs et se sont assis devant l’arbre pour regarder le spectacle. On a alors placé des miroirs derrière les acteurs pour que les spectateurs continuent de voir l’arbre se refléter devant eux et qu’ils n’oublient pas la fonction première de la représentation. On a fini par peindre l’arbre au fond de la scène sur ce mur appelé le kagamiita (le mur-miroir). C’est pourquoi au fond de tous les théâtres de Nô se dresse l’image d’un pin qui rappelle à chacun que ce théâtre était destiné à l’arbre, c’est à dire aux Dieux.
L’image même de cet arbre raconte notre projet. Si l’arbre est si fragile à notre époque contemporaine, il incarne et symbolise la filiation et la transmission. Par ses branches, il sculpte le passé jusqu’à la naissance de l’avenir qui bourgeonne au printemps.
Les arbres tout comme les acteurs de Nô sont des survivances d’un monde ancien dont il nous parvient des bribes qui interrogent notre modernité.
Au Japon, les arbres sont devenus des guides pour traverser les paysages en passant par les enfers. Face aux catastrophes atomiques qu’a dû affronter le Japon ces quatre-vingt dernières années (Hiroshima, Fukushima, etc.), il y eut toujours un arbre, ultime survivant :
Le 6 août 1945, alors qu’une bombe atomique est lâchée sur la ville d’Hiroshima au Japon, un vieil arbre reste debout près du temple d’Housenbou à 1 km de l’épicentre. L’édifice est détruit, l’arbre est calciné, tout est mort. Quelques mois plus tard, aucune vie ne reprend sur cette terre irradiée, hormis une petite pousse qui sort du sol à partir de la souche de l’arbre. De cette petite branche, un arbre renaît de ses cendres sans malformation apparente. Il devient un symbole au Japon.
Lors du tsunami de 2011, alors que tous les arbres d’une forêt de pins de près de 70 000 arbres ont été déracinés sous la force des vagues, un seul arbre est resté debout. Il est surnommé Le pin du miracle. Son tronc commence peu à peu à pourrir de l’intérieur et on décide alors de le découper en 9 morceaux, afin d’injecter de la résine dans ses veines et l’ériger à nouveau pour qu’il demeure un symbole de la reconstruction japonaise.
J’ai été à la rencontre de ces arbres qui portent en eux des pans entiers de l’histoire du Japon. Ils ont commencé à me chuchoter à l’oreille et en fermant les yeux, j’ai imaginé tous ces acteurs qui avaient dansé pour eux.
Tatsushige me raconte que nombre de personnages dans le théâtre Nô sont l’esprit d’un arbre. Il me dresse une liste de toutes ces pièces dans lesquelles le fantôme est en réalité un pin, un chêne ou un cerisier. La nature peut prendre la parole si on accepte de l’écouter.
Il y a au Japon l’omniprésence d’une nature indomptable. Séisme, tsunami, typhon, les éléments sont toujours victorieux. Les forêts, protégées de l’urbanisation par les reliefs montagneux, sont habitées par une puissance qu’on a oubliée dans nos pays occidentaux dans lesquels chaque petit bout de paysage tend à être anthropisé et artificialisé. On pressent dans le rapport à la nature un respect pour le vivant. Le shintoïsme et la pensée animiste qui persistent au Japon depuis des millénaires ont façonné une mythologie de cette nature qui nous dépasse et impose ses lois.
Au Japon, on saisit force réelle et mythologique de la nature et l'affaiblissement de la biodiversité est intimement lié au recul de nos croyances et nos imaginaires. Depuis quelques temps naît dans le champ politique un retour animiste comme l’incarnation d’une écologie politique. La nécessité apparait de redonner une voix au non-humain, aux peuples muets de la terre. Il nous faut réapprendre à écouter le chant des arbres.
Nous avons travaillé pendant trois mois avec Tatsushige. À chaque répétition, je lui transmettais un élément de mon théâtre, lui faisait de même. De gestes en souvenirs, de déclamations en imitations, une histoire s’est tissée comme naît une discussion entre deux personnes qui ne parlent pas la même langue.
Nous nous sommes peu à peu inspirés de la structure même d’une pièce de théâtre Nô. Le plus souvent, un personnage entre, le waki, il s’agit d’un voyageur ou d’un moine en pèlerinage. Il arrive dans un lieu qu’il décrit. Entre alors un deuxième acteur, le shite, qui raconte l’histoire d’un personnage mort tragiquement. À la fin de leur échange, on comprend que ce dernier est en réalité un fantôme qui revient prévenir le présent de l’héritage du passé. Dans la deuxième partie du Nô, le fantôme revient sous sa véritable forme et rejoue le moment paroxystique de sa mort.
J’étais celui qui arrive dans un paysage inconnu. Tatsushige était celui qui hantait les lieux. Je lui ai demandé s’il acceptait d’être le fantôme d’un arbre, il m’a répondu qu’en tant que shite, il était un fantôme la moitié de sa vie.
Simon Gauchet
Simon Gauchet
Simon Gauchet est né à Saint-Malo en 1987. Il travaille comme acteur, metteur en scène, scénographe et plasticien. Il est diplômé en 2012 de l’École supérieure d’art dramatique du théâtre national de Bretagne. Il est le co-créateur du Jeune théâtre-laboratoire européen, un espace de recherche et création artistique, de l’École parallèle imaginaire une structure utopique mêlant transmission, expérimentation et production d’œuvres. Il a également fondé le Mouvement M, un mouvement artistique européen.
En tant que metteur en scène et scénographe, il signe depuis 2004 une dizaine de travaux et de performances dans toute l’Europe. Au TNB, lors du festival Mettre en scène 2014, il a créé L’expérience du feu, une performance théâtrale et plastique autour de la figure de Jeanne d’Arc et de l’image comme processus de fascination. En 2015, il signe également une étude chorégraphique pour trois danseurs mêlant danse et archéologie Pergamon Altar créée au Musée des Beaux-arts de Rennes et au Théâtre de la Ville de Paris (festival Danse Élargie). En 2016, il crée la performance participative Le Musée recopié où il convie 150 personnes à recopier le Musée des Beaux-arts de Rennes.
La performance est réactivée dans tous les musées d’art de Bretagne au printemps 2017 ainsi qu'au Musée de Valence en 2019. Il pilote également le projet du Radeau utopique, une expédition en radeau à la recherche de l’île d’Utopie. En 2016, Il crée Le projet apocalyptique d’après Saint-Jean et Günther Anders au TNB et au CDN de Lorient à l’occasion du festival Mettre en Scène. Il est lauréat 2018 de la Villa Kujoyama pour y mener le projet L'expérience de l'arbre, spectacle qui sera créé en France en 2019 au Théâtre de La paillette lors du Festival du TNB ainsi qu'à la Maison de la culture du Japon. Il est en compagnonnage aux Champs libres à Rennes pendant la saison 2019-2020 autour de l’invention d’une Université flottante (en collaboration avec la coopérative CUESTA) et de la création de l’Atlas des sociétés futures au Musée de Bretagne. Il dirige depuis mai 2018 le théâtre-paysage de Bécherel. Il est artiste associé au CDN de Lorient de 2020 à 2022.
Son travail plastique interroge la confrontation de l’artificiel et de l’organique, le point où la géométrie humaine se heurte à la géométrie de la nature. Il présente son travail dans différentes expositions personnelles et collectives qu’il conçoit à Paris, Rennes et Saint-Malo.
En tant qu’acteur, il a travaillé avec Éric Lacascade, Stanislas Nordey, Eric Didry, Yves-Noël Genod, François Tanguy, Thomas Jolly, Benjamin Lazar et Bernard Sobel.
Il est l’auteur de plusieurs textes et publications : Le manifeste de l’acteur alchimique publié en Estonie et en France, La revue l’École en papier, Le livre-manifeste Le mouvement M (ouvrage collectif), Le radeau utopique, récit d'une expédition à la recherche de l'île d’Utopie, et Le naufrage utopique.
Tatsushige Udaka
Tatsushige Udaka
Tatsushige Udaka est un acteur de théâtre Nô, formé par Kongo Hisanori-sensei à l’école de Kongo, et par son père, Udaka Michishige.
Il commence sa carrière en tant qu’acteur Kokata à l’âge de trois ans. Outre sa carrière sur scène, il possède une vaste expérience d'enseignant au théâtre Nô et anime des ateliers et des démonstrations-conférences au Japon, mais aussi en Corée du Sud, en France et aux États-Unis.
Il est basé à Kyoto.
Festival TNB
Festival TNB
par Arthur Nauzyciel, directeur du Théâtre National de Bretagne
Le Festival TNB est la caisse de résonance où vient se faire entendre, avec une acuité particulière, la basse continue des saisons du TNB. Théâtre, danse, performance, réalitée augmentée, cirque, expositions, rencontres, débats : dans la foulée de l’année 2018/2019, cette nouvelle édition reprend à son compte d’impérieux questionnements sur le corps et le monde. Comment le monde transforme-t-il les corps ? Comment les corps habitent-ils le monde ? Cette question se pose avec intensité dans un 21e siècle qui rend de plus en plus complexe le rapport que, individuellement et collectivement, nous entretenons au corps, et plus largement au vivant.
Dans un contexte écologique menaçant, la dématérialisation des univers virtuels, les questions de genre, les possibles vertigineux qu’offre le transhumanisme bouleversent en effet notre perception du corps et rendent opaque son inscription future dans une nature elle-même gravement attaquée.
Les artistes nous aident à repenser notre présence dans un cosmos qui se dérobe à nous. Entre appropriations et confrontations, leurs spectacles prennent une dimension politique et poétique qui nous ouvre l’accès à des mondes autres.
Contrepoint à la saison passée, ces spectacles s’offrent comme des alternatives au réel. Par la fiction et par l’imaginaire, sources intarissables de visions inouïes et de sensations charnelles, les artistes invités esquissent des voies parallèles.
Transmission, partage et écoute
Transmission, partage et écoute
FRANCE CULTURE, Les carnets de la création >>> L'expérience de l'arbre : un spectacle singulier et plastique où l’intimité de deux acteurs rencontre un monde au bord du précipice et invite à tendre l’oreille au non-humain.
OUEST FRANCE >>> L’expérience de l’arbre réussit le tour de force d’évoquer les catastrophes écologiques dans une mise en scène légère, qui sert un propos à la fois philosophique et plein d’humour.
UN FAUTEUIL POUR L’ORCHESTRE >>> Difficile de raconter tout ce qui traverse cet échange, ce partage d’une grande richesse et d’une forte complicité. C’est une création qu’il faut découvrir pour cette capacité à élargir notre horizon culturel, acceptant de franchir l’inconnu pour découvrir une richesse insoupçonnée non dénuée de mystère et qui d’Orient en Occident, quel qu’en soit la forme convoque nos fantômes sans lesquels rien ne pourrait être au théâtre.
COMMENTAIRES